9 août 2018 — Dans une lettre ouverte adressée au premier ministre Trudeau, des organisations à travers le Québec et le Canada ont exprimé leurs préoccupations et soulevé des questions concernant la décision, sans précédent, de mettre sur pied un ministère de la Sécurité frontalière et de la Réduction du crime organisé.
Les principales préoccupations soulevées dans la lettre sont les suivantes :
- La création d’un ministère de la Sécurité frontalière alimente un sentiment de crise sans fondement, allant à l’encontre de la position déclarée du gouvernement selon laquelle le Canada fait face à des défis, mais non pas à une crise, en raison d’un nombre accru de demandeurs d’asile.
- Confondre sécurité frontalière et crime organisé constitue une combinaison toxique, susceptible d’amplifier les inquiétudes et les malentendus au sujet de la migration irrégulière et de la sécurité frontalière. En relayant les préoccupations du public, le gouvernement devrait clarifier le fait que les réfugiés sont souvent obligés de traverser les frontières en utilisant des canaux irréguliers, un fait reconnu en droit international et en droit canadien.
- Un troisième ministère ajoute encore de la confusion en ce qui concerne les rôles et les responsabilités des différents ministères et particulièrement ceux du ministère de la Sécurité publique (surtout l’Agence des services frontaliers) et du ministère de l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté.
Les organisations exhortent le premier ministre à clarifier et à expliquer sans délai pourquoi un tel ministère est créé et quel est le rôle du ministre de la Sécurité frontalière et de la Réduction du crime organisé.
Consultez le texte intégral de la lettre et de ses signataires ci-dessous, ou cliquez ici pour télécharger le PDF.
Le très honorable Justin Trudeau
Premier ministre du Canada
80, rue Wellington
Ottawa (Ontario)
K1A 0A2
Le 8 août 2018
Cher Monsieur le Premier Ministre,
C’est à titre d’organismes ayant démontré une expérience et une expertise en matière de lois, de politiques et de pratiques relatives à la défense des réfugiés au Canada depuis plusieurs décennies, que nous vous écrivons afin de vous faire part de nos préoccupations et vous poser un certain nombre de questions au sujet de votre décision du mois dernier de créer, ce qui est nouveau et inédit, un ministère de la Sécurité frontalière et de la Réduction du crime organisé.
Nous tenons à exprimer certaines réserves relatives à ce développement imprévu, à savoir : le risque que cette décision alimente chez les Canadiens le sentiment non fondé qu’il existe une crise relative aux demandeurs de statut de réfugié traversant notre frontière avec les États-Unis; l’impact négatif d’associer migration et crime dans l’appellation de ce nouveau ministère; et l’incertitude relative aux pouvoirs de ce nouveau ministère ainsi que les risques qu’il y ait inévitablement confusion pour ce qui est du partage des responsabilités avec deux ministères déjà existants, soit celui de la Sécurité publique et celui de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté.
Nous sommes d’avis que ces inquiétudes doivent être traitées de manière urgente, étant donné la politisation et les fausses conceptions grandissantes qui prévalent dans le pays pour ce qui est du nombre et des circonstances entourant l’arrivée au Canada de demandeurs de statut de réfugié en provenance de États-Unis. C’est pour cela que nous vous demandons d’agir rapidement afin d’éclaircir et d’expliquer davantage la nécessité et le rôle du ministre de la Sécurité frontalière et de la Réduction du crime organisé. Nous apprécierions pouvoir vous rencontrer, vous ou vos représentants, afin d’en discuter plus avant. Nous demandons également et pour les mêmes raisons, une rencontre avec le ministre Blair.
Permettez-nous d’élaborer quelque peu sur nos préoccupations.
- La création d’un ministère de la Sécurité frontalière alimente un sentiment de crise qui n’est pas fondé
Vous êtes au courant, bien entendu, qu’il y a eu un débat important en lien avec le nombre croissant de demandeurs de statut de réfugié qui ont traversé au Canada de manière irrégulière depuis l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis. En fait, cette augmentation a précédé l’élection de Donald Trump et elle reflète en partie un retour à un nombre auquel le Canada est davantage habitué suite, en particulier, au faible nombre de demandes de statut de réfugié de 2013 à 2015. Cependant, cette augmentation reflète également la crainte bien compréhensible qu’avec la détérioration rapide du respect des droits des réfugiés et des migrants chez nos voisins du sud, les États-Unis ne soient pas un pays sûr pour une demande de statut de réfugié. En raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue entre les deux pays, et sauf à quelques exceptions près, la seule façon d’accéder à une détermination du statut de réfugié au Canada est de traverser la frontière de façon irrégulière plutôt qu’à un poste frontière officiel.
C’est dans ce contexte qu’ont eu lieu la couverture médiatique ainsi que le débat politique centrés sur les « illégaux » traversant la frontière, les « migrants illégaux », les resquilleurs, les « menaces à la sécurité » et autres termes péjoratifs, provocateurs et inexacts. Il a également été suggéré à tort que le nombre de demandeurs de statut de réfugié traversant la frontière avait atteint un niveau de crise.
Nos organisations ont cherché à réduire l’hystérie, la bigoterie et les faussetés que l’on retrouve au cœur de ce discours. Un des moyens concrets utilisés a été de demander au Canada de suspendre pour l’instant l’Entente sur les tiers pays sûrs afin que les demandeurs de statut de réfugié puissent faire leur demande aux postes frontaliers de manière ordonnée et sécuritaire. Malheureusement, notre gouvernement a refusé de le faire et ceci fait maintenant l’objet d’une contestation devant une cour fédérale. Nous avons cependant apprécié les nombreux moyens que vous et les autres membres de votre gouvernement ont utilisés afin de désamorcer ce discours de « crise ». Certains d’entre nous ont entendu les ministres Goodale et Hussen nier de façon répétée qu’il s’agit d’une crise lors de leur comparution devant le Comité permanent de la Chambre des communes sur la citoyenneté et l’immigration, le 24 juillet dernier. Le ministre Blair s’est lui aussi opposé à l’idée qu’il agisse d’une crise lors de sa comparution devant ce même comité.
Monsieur le Premier Ministre, si la position du Gouvernement est qu’il ne s’agit nullement d’une crise, mais bien de difficultés auxquelles doivent faire face les ministères et les services en place, vous devez sûrement comprendre pourquoi la nomination d’un nouveau ministre de la Sécurité frontalière et l’indication spécifique qu’il « sera le ministre responsable de l’immigration illégale » envoie le message contraire. Nous demandons une clarification des intentions du Gouvernement et nous nous attendons à ce que vous fournissiez publiquement l’assurance continuelle que ces développements ne signifient aucunement que le Canada traverse une crise frontalière.
- L’association toxique entre la sécurité frontalière et le crime organisé
Notre préoccupation à l’effet que ce développement contribue à exacerber les peurs, les conceptions erronées et les stéréotypes au sein du public, pour ce qui est des migrations irrégulières et de la sécurité frontalière, est d’autant plus grande étant donné les responsabilités qui ont été confiées au ministre Blair; on parle en effet de sécurité frontalière, de réduction de la violence due aux armes à feu, de combat contre le crime organisé, de légalisation et de règlementation stricte du cannabis, ainsi que de migration irrégulière. Au Canada ainsi que partout dans le monde, les demandeurs de statut de réfugié, les réfugiés et les migrants sont constamment l’objet de propos haineux et sectaires les associant au crime et aux menaces envers la sécurité. Ceci mine le soutien à la défense des réfugiés et place les demandeurs de statut de réfugié, les réfugiés et les migrants dans un état de vulnérabilité face à des attaques racistes. La xénophobie qui en résulte va souvent jusqu’à présenter la recherche d’asile et la traversée de la frontière comme des actes illégaux (ce qui se reflète dans les récentes affirmations de plusieurs politiciens, journalistes et personnalités publiques au Canada à l’effet qu’il est « illégal » de franchir la frontière américaine afin de demander le statut de réfugié).
Comme vous le savez très bien, les réfugiés sont souvent obligés, dans leur recherche de sécurité, de traverser les frontières en empruntant des canaux irréguliers. Ceci se reflète dans la Convention relative aux réfugiés et dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui toutes deux exemptent les réfugiés de pénalité pour entrée illégale.
Monsieur le Premier Ministre, le fait d’avoir créé un nouveau ministère qui combine des responsabilités reliées à la sécurité frontalière, aux migrations irrégulières ainsi que diverses autres responsabilités associées à la réduction de la criminalité et à l’application des lois en matière criminelle, risque inéluctablement d’alimenter le discours très dangereux qui véhicule l’idée que les gens qui fuient pour sauver leur vie enfreignent la loi voire qu’ils représentent une menace à notre sécurité.
Le geste vient miner le message positif que vous avez envoyé en incluant le terme « réfugiés » dans le nom du portefeuille du ministre de l’Immigration et dans celui du ministère — maintenant Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada — un geste que nous avons accueilli très favorablement. Nous vous pressons de clarifier les raisons pour lesquelles ces différents mandats ont été combinés, et de vous affairer à garantir à la population que le Gouvernement ne considère en aucune façon les migrations irrégulières en tant que telles comme une affaire criminelle ou une menace à la sécurité.
- Un troisième ministère ajoute à la confusion quant aux rôles et aux responsabilités
D’après notre expérience, nous pouvons vous assurer, Monsieur le Premier Ministre, qu’il y a déjà suffisamment d’incertitude et de chevauchement en rapport avec les rôles et les responsabilités du ministère de la Sécurité publique (particulièrement l’Agence des services frontaliers du Canada) et le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, surtout lorsqu’il s’agit de questions relatives à l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le fait d’ajouter à tout cela un troisième ministère ayant un mandat non spécifié de « sécurité frontalière », risque fort probablement ajouter à la confusion.
Ceci fut apparent lorsque le ministre Blair a comparu devant le Comité le 24 juillet dernier et qu’on l’a questionné sur ses pouvoirs et ses responsabilités, et jusqu’à quel point les services comme la GRC et l’ASFC devaient se rapporter à lui. Et tandis qu’il a répondu qu’ils n’auraient pas à le faire, il n’a pu cependant apporter aucun éclaircissement sur ses pouvoirs ni sur la relation particulière qu’il entretient avec les ministères et les services concernés.
Monsieur le Premier Ministre, il ne s’agit pas seulement d’un simple intérêt de politique d’administration publique. D’importantes obligations en matière de droits humains, protégés tant par le droit international que par la Charte des droits, sont en jeu lorsqu’il est question de migrations irrégulières et de sécurité frontalière. Il importe d’agir avec précision lorsqu’il est question de pouvoirs et d’imputabilité. Nous vous pressons d’agir rapidement afin de fournir de telles précisions.
Nous sommes donc remplis d’un sentiment d’urgence quant aux possibles conséquences de ce développement marqué par l’incertitude et l’absence de justification et qui pourrait avoir un impact négatif sur la défense des réfugiés au Canada et sur l’attitude du public envers eux. Il génère également un effet néfaste sur les réfugiés qui sont déjà au Canada et dont plusieurs se sentent ébranlés et traumatisés de nouveau par des messages suggérant qu’ils ne sont pas les bienvenus ici. Nous vous demandons de fournir sans délai des précisions et des assurances.
Nous serions heureux de vous rencontrer vous, le ministre Blair ainsi que des représentants, le plus tôt possible afin d’en discuter plus avant.
Sincèrement,
Alex Neve, secrétaire général
Amnistie internationale Canada (section anglophone)
Geneviève Paul, directrice générale
Amnistie internationale Canada (section francophone)
Claire Roque, présidente
Conseil canadien pour les réfugiés
Peter Noteboom, secrétaire général
Conseil canadien des Églises
Guillaume Cliche-Rivard, président
Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI)
Tim McSorley
Coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles
Debbie Douglas
Directrice générale, Conseil ontarien des organismes de services aux immigrants (OCASI)
Lida Aghasi, coprésidente
Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI)