Par Tim McSorley
Dans l’exercice de ses fonctions, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a des antécédents troublants en matière de contournement de la loi et de comportement contraire à l’éthique, voire à la loi : sa connivence en matière de renvoi, détention et torture de Canadien⋅nes, son harcèlement de personnes musulmanes à l’école et au travail, sa surveillance de militant⋅es écologistes ou encore sa manipulation du système judiciaire. Dernièrement, d’importantes révélations ont été faites sur la manière dont le SCRS continue d’appliquer ce mode de fonctionnement troublant.
Obligation de franchise et tromperie lors d’audiences du tribunal
Au cours des cinq dernières années, de multiples décisions judiciaires et examens[1] ont montré que le SCRS avait induit les tribunaux en erreur et dissimulé des informations importantes aux juges lors des demandes de mandats, y compris le fait que les informations utilisées à l’appui de ces mandats avaient été obtenues de manière illégale. C’est ce que l’on appelle un manquement à « l’obligation de franchise » envers les tribunaux. En d’autres mots, le SCRS a l’obligation de dire la vérité aux tribunaux, mais il ne s’y est pas conformé. Cette obligation de franchise est d’autant plus importante que le SCRS et les avocat⋅es du gouvernement fournissent des informations aux tribunaux lors d’audiences qui se déroulent à huis clos. Personne n’est présent pour s’opposer à la demande ni – hormis le juge – pour remettre en question les informations fournies à l’appui de ces mandats, ce qui est problématique en soi.
La plus importante de ces décisions a été rendue par le juge Patrick Gleeson de la Cour fédérale du Canada. Dans cette décision, la Cour a examiné de nombreux cas où le SCRS a manqué à son obligation de franchise, et ce, sur plusieurs années. Dans une décision incroyablement accablante, le juge déclare : « Les circonstances soulèvent des questions fondamentales concernant le respect de l’État de droit, le contrôle des activités de renseignement de sécurité et les actions des décideur⋅ses[2] ». À la suite de cette décision, et d’une autre décision du juge O’Reilly, deux mois plus tard, révélant une nouvelle infraction, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC) a écrit au ministre de la Sécurité publique de l’époque, Bill Blair, lui demandant de prendre des mesures immédiates pour mettre un terme à cet abus de pouvoir et responsabiliser les agent⋅es du SCRS impliqué⋅es[3]. Parallèlement à cette lettre, nous avons lancé un mouvement générant plus de 1600 courriels adressés aux ministres de la Sécurité publique et de la Justice.
Cette décision a également donné lieu à un examen approfondi par l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR). L’Office a constaté que des problèmes systémiques profonds et persistants compromettaient la capacité du SCRS à respecter ses obligations envers les tribunaux.
En dépit du fait que le nombre de décisions et l’importance des questions soulevées nécessite non seulement une réponse immédiate de la part de l’agence d’espionnage nationale du Canada mais aussi l’obligation de rendre des comptes, le gouvernement tarde à prendre des mesures concrètes. L’engagement du gouvernement en faveur de réformes a été considérablement compromis lorsque celui-ci a fait appel de la décision du juge Gleeson selon laquelle l’agence avait manqué à son obligation de franchise. La décision rendue en appel a donné des résultats mitigés. Il est décevant de constater que la Cour d’appel fédérale s’est rangée du côté du gouvernement et a annulé la conclusion selon laquelle le SCRS avait manqué à son obligation de franchise, en dépit de toutes les preuves à l’appui. Parallèlement, elle a confirmé la recommandation du tribunal de première instance suivant laquelle « un examen externe exhaustif soit effectué afin de relever l’ensemble des lacunes et des défaillances systémiques, culturelles et liées à la gouvernance qui ont eu pour conséquences que le [SCRS] a mené des activités opérationnelles dont il a reconnu l’illégalité et a manqué à son obligation de franchise[4] ».
Le gouvernement devrait plutôt démontrer clairement la façon dont le personnel et les avocat⋅es du SCRS, qui ont induit les tribunaux en erreur, sont tenu⋅es de rendre des comptes, et les mesures à prendre pour changer la culture de l’agence d’espionnage qui considère la procédure d’obtention de mandat comme « un mal nécessaire[5] ».
En 2021, nous avons également adressé une lettre ouverte au premier ministre Trudeau, lui demandant de faire de cette question une priorité dans sa lettre de mandat au précédent ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino[6].
Un projet de loi déposé par la députée Salma Zahid
La députée libérale Salma Zahid a déposé le projet de loi d’initiative parlementaire C-331, la Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (obligation de franchise). Le projet de loi prévoit notamment que le ministre de la Sécurité publique dépose chaque année à la Chambre des communes des informations non classifiées sur le nombre de manquements à l’obligation de franchise devant les tribunaux, une description de chaque manquement et toute mesure corrective prise. Il modifierait également le serment professionnel prêté par la direction et les employé⋅es du SCRS afin d’y inclure les obligations à l’égard des tribunaux, notamment la franchise. La députée Salma Zahid a tenu des consultations publiques sur cette question qui ont servi de base à la formulation du projet de loi. Nous avons soumis un mémoire écrit à la députée, nous l’avons rencontrée avec son équipe, nous avons participé à une table ronde à Ottawa avec elle et la députée Jenna Sudds, et nous nous sommes joint⋅es à la députée Zahid lors d’une conférence de presse annonçant le dépôt du projet de loi C-331[7].
L’affaire Shamima Begum
En août 2022, la presse a révélé que le trafiquant d’êtres humains, Mohammed al-Rashed qui, en 2015, avait aidé trois jeunes britanniques de 15 et 16 ans, dont Shamima Begum, à entrer sur le territoire contrôlé par Daesh (État islamique) en Syrie, était à la solde du SCRS[8]. À la suite de cette nouvelle, nous avons publié une déclaration[9] concernant l’affaire Shamima Begum et le SCRS, et avons écrit au bureau du premier ministre pour demander des comptes. Nous avons également contacté l’OSSNR concernant leur examen de l’affaire Shamima Begum.
Mohammed al-Rashed est devenu un agent du SCRS après avoir demandé l’asile à l’ambassade du Canada en Jordanie. Au lieu de lui accorder l’asile, un fonctionnaire du SCRS l’a recruté pour qu’il poursuive ses activités illégales en échange de la citoyenneté.
Quel est le lien entre cette affaire et l’obligation de franchise du SCRS? L’un des domaines dans lesquels le SCRS a induit les tribunaux en erreur concerne son rapport avec des sources qui se livrent à des activités illégales. Le SCRS a dissimulé ces informations aux tribunaux, manquant ainsi à son obligation de franchise[10].
À l’époque, en 2015, le SCRS n’était pas habilité par la loi à recruter et à fournir des ressources à une personne soutenant le terrorisme. Cela a toutefois changé en 2019 avec l’adoption du projet de loi C-59 – la Loi sur la sécurité nationale – qui a introduit des règles permettant aux agent⋅es du SCRS et à leurs sources de s’engager dans certaines activités illégales désignées[11]. Nous nous sommes opposé⋅es à ce changement à l’époque, car il soulevait de vives inquiétudes quant aux activités illégales que le SCRS pourrait soutenir. Nous ne pensons pas que les garanties mises en place par le gouvernement compensent le préjudice potentiel que ces pouvoirs peuvent engendrer.
Même si cette pratique est désormais légale, le SCRS a tout de même menti aux tribunaux à l’époque pour dissimuler sa collaboration avec un trafiquant d’êtres humains qui a permis à des dizaines de personnes, dont des mineur⋅es, d’entrer sur le territoire de Daesh. Comme c’est souvent le cas dans le sillage de la guerre contre le terrorisme, il s’agit d’un cas d’impunité pour les agences de sécurité, alors que d’autres personnes font face à des conséquences désastreuses.
Mais au-delà de tout cela, il est impératif que nous ayons un débat public approfondi sur les manquements constants du SCRS au respect de la loi et à la franchise devant les tribunaux. Il en va de même quant à l’impact des activités antiterroristes du Canada sur les droits de la personne, les libertés civiles et la discrimination systémique, ici et à l’échelle internationale. Un élément essentiel serait l’ouverture d’une enquête publique sur ces questions afin de garantir la responsabilité des fonctionnaires et des agent⋅es de la sécurité nationale, ainsi que d’empêcher que de telles violations ne se reproduisent.
Vous pouvez agir à l’adresse suivante : iclmg.ca/csis-not-above-law
Tim McSorley est le coordonnateur national de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles
Notes de bas de page
[1] Cour fédérale, Loi sur les services canadiens de renseignement de sécurité (CA) (Re) (2020 CF 616) : https://decisions.fct-cf.gc.ca/fc-cf/decisions/fr/item/482466/index.do#_Toc45630178 [2020 CF 616]; Cour fédérale, concernant la demande de réexamen de l’ordonnance de la Cour dans l’affaire Peshdary c. AGC (2018) (2020 CF 137) : https://decisions.fct-cf.gc.ca/fc-cf/decisions/fr/item/460406/index.do; OSSNR, Révision découlant de l’arrêt de la Cour fédérale en 2020 CF 616 : https://nsira-ossnr.gc.ca/fr/examens/examens-en-cours-et-termines/examens-termines/nsira-review-arising-from-federal-courts-judgment-in-2020-fc-616/. [OSSNR 2020]
[2] 2020 CF 616
[3] Tim McSorley, « De nouvelles révélations sur les activités illégales et la tromperie des tribunaux de l’agence d’espionnage montrent la nécessité d’une action concrète et d’une reddition de comptes », CSILC, 2 septembre 2020 (en anglais) : https://iclmg.ca/new-revelations-of-csis-misleading-courts/
[4] OSSNR 2020
[5] M. Rosenberg. Examen indépendant sur l’obligation de franchise au sein du SCRS, 2020-03-03, diapositive 5, cité dans l’Examen de l’OSSNR découlant de la décision 2020 CF 616 de la Cour fédérale : https://nsira-ossnr.gc.ca/fr/examens/examens-en-cours-et-termines/examens-termines/nsira-review-arising-from-federal-courts-judgment-in-2020-fc-616/.
[6] Tim McSorley, « Sept priorités en matière de libertés civiles pour le prochain Parlement », CSILC, 8 octobre 2021 (en anglais) : https://iclmg.ca/next-parliament/
[7] Tim McSorley, « La CSILC soutient le nouveau projet de loi visant à accroître la responsabilité du SCRS », CSILC, 10 mai 2023 (en anglais) : https://iclmg.ca/bill-c331-csis-accountability/
[8] Emily Dugan et Dan Sabbagh, “Shamima Begum ‘smuggled into Syria for Islamic State by Canadian spy’”. The Guardian, 31 août 2022 : https://www.theguardian.com/uk-news/2022/aug/31/shamima-begum-smuggled-into-syria-for-islamic-state-by-canadian-spy; Dan Sabbagh, “Should Shamima Begum be allowed to return to the UK to argue her case?” The Guardian, 31 août 2022 : https://www.theguardian.com/uk-news/2022/aug/31/should-shamima-begum-be-allowed-to-return-to-the-uk-to-argue-her-case
[9] Tim McSorley, « Le premier ministre Trudeau et le SCRS doivent fournir des réponses et rendre des comptes sur le rôle du Canada dans l’affaire Shamima Begum », 1er septembre 2022 (en anglais) : https://iclmg.ca/we-need-answers-on-begum-affair/
[10] Cour fédérale, Loi sur les services canadiens de renseignement de sécurité (CA) (Re) (2020 FC 616) : https://decisions.fct-cf.gc.ca/fc-cf/decisions/fr/item/482466/index.do
[11] Tim McSorley et Xan Dagenais, Mémoire sur le projet de loi C-59, Loi sur la sécurité nationale, 2017, mai 2019 : https://iclmg.ca/wp-content/uploads/2019/05/Int_Civil_Liberties_Monitoring_Gr_f.pdf
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