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Islamophobie et « guerre contre le terrorisme »

Manifestation du 28 mars 2015 organisée par Action antifasciste Montréal pour dénoncer le groupe raciste et fasciste PEGIDA. Crédit : André Querry

Par Monia Mazigh

Immédiatement après les attentats du 11 septembre, en décembre 2001, le Canada a adopté sa première législation antiterroriste, bien qu’il n’eût été touché à ce moment-là par aucune attaque terroriste.

Jamais une législation n’a été adoptée aussi rapidement que la Loi antiterroriste de 2001.

Vue de l’extérieur, la législation a été rédigée pour lutter contre le « terrorisme » et le prévenir. En réalité, la Loi antiterroriste ciblait principalement des individus et des groupes musulmans, mais aussi d’autres groupes considérés par les services de renseignement du Canada comme représentant une menace pour les intérêts politiques, sociaux ou économiques du Canada. Des ressources financières et humaines ont été détournées et augmentées pour espionner des musulman⋅es au travail, dans leurs lieux de culte et sur les campus universitaires.

Les musulman⋅es en sont venu⋅es à représenter « l’Autre » que les Canadien⋅nes devaient craindre ou soupçonner d’être violent⋅es ou enclin⋅es à la violence en raison de leurs croyances religieuses. Ce n’était pas le résultat d’études empiriques ou scientifiques, mais plutôt, puisque les auteurs des attentats du 11 septembre étaient musulmans, l’ensemble des musulman⋅es sont devenu⋅es coupables par « association ».

En 2002, trois hommes musulmans canadiens, Maher Arar, Abdullah Almalki et Ahmad Elmaati, ont été envoyés ou arrêtés à leur arrivée en Syrie et en Égypte, puis détenus et torturés à la demande et avec la complicité du gouvernement du Canada. Quelques années plus tard, un autre Canadien, Muayyed Nureddin, a connu le même sort tragique : il a été détenu, torturé et emprisonné à la demande du Canada. Il a fallu près de dix ans avant que le gouvernement du Canada reconnaisse ses torts. Toutefois, cela n’a pas empêché le Canada d’appliquer sa législation antiterroriste ni de continuer à arrêter et à condamner des musulman⋅es en vertu de cette législation. Jusqu’à présent, même si plusieurs non-musulmans ont commis des actes qui correspondent à la définition juridique du terrorisme au Canada, actes qui ont souvent fait beaucoup plus de victimes, comme la fusillade à la mosquée de Québec, les musulman⋅es représentent la quasi-totalité des personnes accusées et condamnées en vertu de cette législation antiterroriste, pour laquelle le seuil de culpabilité est plus bas que pour n’importe quel autre acte criminel.

Au cours des deux dernières décennies, plusieurs musulman⋅es canadien⋅nes ont été détenu⋅es à l’étranger par des régimes oppressifs qui ont utilisé la législation antiterroriste ou la soi-disant « guerre mondiale contre le terrorisme » pour justifier l’arrestation, l’emprisonnement et la réduction au silence d’opposant⋅es politiques ou de personnes opposées au régime. Le Canada s’est caché la tête dans le sable et n’a pratiquement pas levé le petit doigt pour aider ces personnes, jusqu’à ce que des campagnes publiques pour les faire libérer soient organisées par des familles, des ami⋅es et des militant⋅es des droits humains.

Ce fut le cas du citoyen canadien Abousfian Abdelrazik, qui a passé environ six ans au Soudan, d’abord en prison, puis à l’ambassade du Canada à Khartoum. À son retour, il a déclaré que le Service canadien du renseignement de sécurité

(SCRS) lui avait dit : « Le Soudan sera ton Guantanamo ». Le gouvernement du Canada a refusé de lui remettre un passeport canadien et a dressé plusieurs obstacles à son retour à la maison, menaçant même d’accuser toute personne ayant contribué à acheter son billet d’avion de soutenir financièrement une personne sur la liste des sanctions terroristes 1267 de l’ONU (alors même que le Canada avait demandé à l’ONU d’en retirer Abdelrazik). En fin de compte, un groupe de citoyen⋅nes canadien⋅nes a défié le gouvernement et a payé le billet d’avion d’Abdelrazik. Heureusement, personne n’a été accusé.

Benamar Benatta est un réfugié algérien qui est arrivé au Canada en provenance des États-Unis en 2001 après l’expiration de son visa. Il a demandé le statut de réfugié au Canada, mais parce qu’il avait été pilote dans l’armée algérienne, il a été l’objet d’un profilage racial et religieux. Les autorités du Canada l’ont remis aux autorités des États-Unis qui l’ont emprisonné pendant cinq ans, bien qu’il eût été disculpé de tout soupçon de terrorisme.

Après le printemps arabe de 2011, Khalid Al Qazzaz, un résident permanent musulman étudiant à Toronto, s’est rendu en Égypte pour travailler pour le président égyptien nouvellement élu. Il a été arrêté et détenu par l’armée après un coup d’État en 2013. Il a été interdit à son épouse canadienne et à leurs quatre enfants de revenir au Canada, leurs avoirs ont été gelés par les autorités égyptiennes et le Canada n’a guère fait pression sur les autorités égyptiennes afin qu’il revienne sain et sauf. Finalement, il a pu revenir au Canada après une campagne menée par des membres de sa famille et des groupes de la société civile.

L’homme d’affaires canadien Salim Alaradi a été enlevé, torturé et arbitrairement détenu par les Émirats arabes unis en 2014 en raison de ses liens commerciaux avec la Libye, ainsi que de l’influence et de l’ingérence politique des Émirats dans ce pays. Il a ensuite été libéré et est revenu au Canada en 2016.

En 2019, Yasser Albaz, un autre homme d’affaires canadien, a été arrêté en Égypte et emprisonné sans accusations jusqu’à ce qu’une campagne menée par sa famille et ses ami⋅es aide à le faire libérer et à le ramener chez lui en juillet 2020.

Si ces hommes n’avaient pas été musulmans, auraient-ils été arrêtés, incarcérés et torturés? Si ces hommes n’avaient pas été musulmans, le Canada serait-il resté silencieux et réticent à défendre leurs droits, ou pire, aurait-il été complice de la violation de leurs droits? Il suffit de penser à l’indignation du gouvernement canadien lors de l’arrestation des deux Michael par la Chine en 2018.

Pendant ce temps au Canada, en 2006, des hommes musulmans ont été arrêtés et accusés d’avoir planifié de faire exploser des camions piégés et d’attaquer le Parlement du Canada, le siège de la CBC et les bureaux du SCRS. Toronto 18 était un groupe de dix-huit hommes musulmans canadiens qui ont été arrêtés et accusés en vertu de la Loi antiterroriste. Sept ont plaidé coupable, trois adultes et un jeune ont été condamnés et libérés après quelques années, quatre adultes et deux jeunes ont été libérés après la suspension des accusations portées contre eux, et un jeune a vu les accusations contre lui être rejetées. Bien que le public ait su que le groupe avait été infiltré et incité à planifier ces attaques par un informateur travaillant pour un agent du SCRS en échange d’une rémunération, ces individus ont été présentés dans les médias comme des terroristes « d’origine intérieure » et sévèrement condamnés en conséquence.

Ensuite, en utilisant et en attisant la nouvelle campagne de peur autour de Daesh, l’ancien gouvernement Harper a adopté la Loi antiterroriste de 2015, anciennement connue comme l’infâme projet de loi C-51. Une fois de plus, cette loi viole les droits fondamentaux, en particulier ceux des musulman⋅es canadien⋅nes, notamment en accordant de nouveaux pouvoirs secrets au SCRS, en élargissant et en codifiant la liste des personnes interdites de vol, ainsi qu’en créant de vastes nouveaux pouvoirs en matière de partage d’informations.

Au cours des années suivantes, des musulman⋅es canadien⋅nes qui ont voyagé dans des zones militaires contrôlées par Daesh ont été automatiquement étiquetés comme terroristes. Iels n’ont pas eu droit à une procédure régulière et sont désormais détenu⋅es indéfiniment, dans des conditions proches de la torture et avec peu de possibilités de libération, incluant plusieurs enfants nés sur place.

Voilà à quoi ressemblait l’islamophobie pour moi au cours des vingt dernières années. Nous devons nous unir dans notre résistance et notre opposition à ces lois injustes et discriminatoires pour construire une société sans islamophobie.


Monia Mazigh est une universitaire, une autrice primée et une militante pour les droits humains. Elle a été coordonnatrice nationale de la CSILC en 2015 et 2016. moniamazigh.wordpress.com

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COVID, surveillance et défense du droit à la vie privée

Par Xan Dagenais

Quand la pandémie de la COVID-19 nous a frappé⋅es, elle a déclenché une onde de choc. La nouvelle que le gouvernement travaillait à l’application Alerte COVID, une application qui devait permettre le suivi de l’état des infections et le traçage des contacts, a immédiatement sonné l’alarme dans la société civile. Nous ne connaissons que trop bien la recette : des gouvernements qui répondent trop vite aux crises et qui adoptent des lois ou des mesures portant atteinte aux libertés et aux droits de la personne. Et une fois ces lois et mesures en place, il est très difficile de faire marche arrière, surtout lorsque ces lois et mesures accroissent les pouvoirs de l’État et de ses agences.

Nous aussi avons donc dû agir rapidement, d’autant plus qu’aucune autre organisation de défense des libertés civiles ne se penchait sur l’application Alerte COVID. Après avoir rencontré le directeur de la Division de la gestion de la protection des renseignements personnels de Santé Canada pour lui faire part de nos préoccupations[1], nous avons pu obtenir l’engagement du gouvernement que l’application COVID ne recueillerait pas de renseignements personnels, et que les organismes de sécurité nationale n’interviendraient pas dans la surveillance de la COVID et n’auraient pas accès aux renseignements relatifs à la COVID.

Nous avons également corédigé une déclaration énonçant sept principes[2] visant à garantir que les efforts du gouvernement pour lutter contre la COVID-19 respectent la vie privée, particulièrement dans l’éventualité de recours à tout moyen numérique renforcé de surveillance ou de collecte de données. Nous avons rencontré le ministre de la Justice pour discuter de ces principes. Nous avons ensuite produit une vidéo[3] et lancé une campagne d’envoi de lettres[4] en soutien à la déclaration commune et, grâce à une lettre ouverte commune ultérieure[5], le gouvernement fédéral a retardé la mise en œuvre de l’application nationale de traçage des contacts jusqu’après l’examen et l’approbation du commissaire à la protection de la vie privée. Enfin, nous nous sommes jointes à 300 organisations et personnes[6] pour demander à tous les niveaux de gouvernement de renforcer la surveillance des droits de la personne dans le contexte de la pandémie.


Xan Dagenais est responsable des communications et de la recherche à la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles

Notes de bas de page

[1] Xan Dagenais, « Notre analyse de l’application Alerte COVID », CSILC, 7 août 2020 : https://iclmg.ca/fr/alerte-covid/

[2] CSILC et coll., « Surveillance digitale et COVID-19 au Canada », CSILC, 15 avril 2020 : https://iclmg.ca/digital-surveillance-covid-19/

[3] Xan Dagenais, « Video: Fighting COVID-19 : Seven Principles to Protect Our Privacy », ICLMG CSILC, 21 mai 2020 : https://youtu.be/qLhBUeHxJiA?si=1Fa0k1o9Ljve7oko

[4] Xan Dagenais, « Protect our rights in response to COVID-19 », ICLMG, 20 mai 2020 : https://iclmg.ca/covid-19/

[5] CSILC et coll., « News Release: Civil society groups’ joint statement – Too early to launch contact tracing apps », BC FIPA, 20 juin 2020 : https://fipa.bc.ca/news-release-civil-society-groups-joint-statement-too-early-to-launch-contact-tracing-apps/

[6] CSILC et coll., « Un appel pour une surveillance des droits humains dans les réponses gouvernementales à la pandémie de COVID-19 », CSILC, 15 avril 2020 : https://iclmg.ca/fr/droits-humains-covid-19/

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Les pratiques du Canada en matière de sécurité nationale et leur contribution au génocide des Premières Nations

Les défenseures de l’eau mènent une marche contre le projet de loi C-51 à Toronto. Crédit : Kevin Konnyu

Par Pamela Palmater

Tout au long de l’histoire relativement courte de l’État canadien, les gouvernements de toutes les tendances politiques, l’armée et les diverses agences de renseignement et d’application de la loi ont traité les Premières Nations comme des ennemis – comme des menaces pour la sécurité nationale[1]. Depuis les premières représentations coloniales des « Indiens » comme de dangereux sauvages[2] jusqu’aux évaluations modernes des services de renseignement qui considèrent les Premières Nations comme des extrémistes[3], les politiques de sécurité nationale du Canada n’ont guère changé, qu’il s’agisse de leurs visées ou de leurs impacts. Loin de protéger la sécurité des Canadiennes, les lois sur la sécurité nationale ont été conçues pour affirmer la souveraineté et le contrôle de l’État sur les terres, les ressources et les peuples des Premières Nations. En d’autres termes, les lois et politiques de sécurité nationale visent à protéger les intérêts économiques du Canada sur les terres des Premières Nations par tous les moyens, y compris par des actes répétés de violence génocidaire[4]. La politique du Canada en matière de sécurité nationale ne peut être véritablement comprise que dans le contexte, encore actuel, du génocide des Premières Nations et des intérêts économiques qui y sont liés[5].

Si historiquement les actes de génocide comprenaient les morts causées par les primes offertes pour les scalps[6], les politiques de famine[7], les stérilisations forcées[8] et les pensionnats indiens[9], le génocide se poursuit aujourd’hui sous d’autres noms : poursuite des pratiques de stérilisation et d’avortement forcés[10], sous-financement discriminatoire de la nourriture, de l’eau et du logement[11], système de placement en famille d’accueil[12], surincarcération[13], assimilation forcée[14] en vertu de la Loi sur les Indiens[15], décès causés par le racisme dans les soins de santé[16] et assassinats de membres des Premières Nations par la police[17]. Ces actes faisaient et font toujours partie d’une stratégie globale visant à affaiblir les Premières Nations, stratégie qui comprend des lois et des politiques conçues pour les détruire socialement, culturellement, politiquement et juridiquement, afin de « donner aux colons un accès permanent aux territoires et aux ressources des Autochtones[18] ». À cette fin, le Canada a entrepris un « processus lent » de génocide[19] « qui a eu lieu insidieusement au fil des siècles[20] », processus facilité par une « guerre de faible intensité[21] » contre les Premières Nations qui persiste encore aujourd’hui. Les lois, les politiques et les pratiques en matière de sécurité nationale ont permis au fil des ans de surveiller les individus et les foyers potentiels[22] de résistance collective susceptibles de menacer les efforts de guerre du Canada contre les Premières Nations[23].

La conclusion de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (Enquête nationale) voulant que le génocide persiste aujourd’hui encore a suscité de la stupeur tout autant qu’un déni catégorique chez certaines commentateurices[24]. Ceulles-ci n’arrivaient tout simplement pas à réconcilier la rhétorique politique avec les réalités vécues par les Premières Nations. L’intention délibérée que suppose le génocide semble incompatible avec les promesses de réconciliation du Canada avec les Premières Nations basée sur une relation de nation à nation qui respecte leurs droits inhérents, ancestraux et issus de traités. À première vue, elle semble également en conflit avec la vaste gamme de protections des droits de la personne au niveau provincial, national et international. Toutefois, c’est précisément ce fossé entre les objectifs politiques déclarés, d’une part, et les lois, politiques et pratiques réelles de l’État, d’autre part, qui trahit les motifs ultérieurs du Canada. L’Enquête nationale a révélé que :

Le Canada a adopté une politique continue, dont les motivations ont pu varier, mais dont l’intention sous-jacente est demeurée la même, visant à détruire les peuples autochtones physiquement, biologiquement et en tant qu’unités sociales, témoignant ainsi de l’intention spécifique requise[25].

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