Lettre au premier ministre Trudeau: La violence suprémaciste blanche doit absolument être combattue, mais l’utilisation de lois antiterroristes violant les droits n’est pas la solution

Le 29 janvier 2021

Le très honorable Justin Trudeau
Premier Ministre du Canada
80 rue Wellington
Ottawa, ON K1A 0A2

L’honorable Bill Blair
Ministre de la Sécurité publique
269 av. Laurier ouest
Ottawa, ON K1A 0P8

Par courriel


Objet: Liste d’entités terroristes et lutte contre la violence basée sur la haine et le suprémacisme blanc

Premier Ministre Trudeau et Ministre Blair :

Nous vous écrivons au sujet de vos récents commentaires sur l’ajout d’organisations nationalistes blanches violentes à la liste des entités terroristes du Canada.

Nous saluons l’engagement de votre gouvernement à combattre la violence fondée sur la haine, le racisme et le suprémacisme blanc. Ces questions ont été trop longtemps ignorées par les gouvernements et les forces de l’ordre à tous les niveaux. Il est nécessaire d’agir immédiatement et concrètement.

Nous sommes cependant inquiets que votre parti préconise le recours aux lois antiterroristes comme une partie de la solution, incluant la Liste d’entités terroristes. Ces lois ont été dénoncées par des juristes expert.es, des organisations de défense des libertés civiles et des militant.es pour la justice raciale à cause de la menace qu’elles représentent pour les droits fondamentaux et parce qu’elles perpétuent le racisme, la xénophobie et l’islamophobie inhérentes à la « guerre au terrorisme ».

Les listes d’entités terroristes on été critiquées parce qu’elles sont le fruit d’un processus liberticide qui sert des fins politiques. Les décisions sont prises derrière des portes closes sur la base d’informations secrètes qui ne rencontrent pas les normes légales de preuve et, de plus, on peut refuser de divulguer ces informations à l’entité concernée sous prétexte du risque de « préjudice à la sécurité nationale ».

La manière discrétionnaire avec laquelle des organisations sont placées sur la liste est un sérieux problème ayant comme conséquence l’idée pernicieuse que le terrorisme et la violence sont avant tout le fait de communautés non-blanche, non-occidentale et non-chrétienne.

La réponse réside plutôt dans les appels lancés par les expert.es du droit, des libertés civiles et de la lutte contre le racisme depuis 2001 : il existe des outils dans le code pénal canadien qui peuvent être utilisés pour protéger notre sécurité et lutter contre la violence organisée sans avoir à recourir à des lois antiterroristes qui portent atteinte à l’application régulière de la loi et violent nos droits en vertu de la Charte des droits et libertés.

Bon nombre d’entre eux ont été inclus dans les mémoires concernant la Loi antiterroriste de 2001, ainsi que dans l’examen de cette Loi trois ans plus tard. Ceux-ci étaient bien documentés dans l’opinion dissidente relative au rapport de 2007 sur l’examen de la Loi, « Droits, restrictions et sécurité : Un examen complet de la Loi antiterroriste et des questions connexes ». Dans leur opinion dissidente, les députés de l’époque, Joe Comartin et Serge Ménard, écrivent :

L’Association du Barreau canadien avait déjà, dans le mémoire qu’elle a déposé lors de l’adoption du projet de la loi antiterroriste, rappelé que « le gouvernement canadien dispose déjà de nombreux outils légaux pour réprimer les infractions terroristes » et que « …le Code criminel renferme un solide arsenal de dispositions destinées à lutter contre les organisations terroristes. »

Il en donnait la liste suivante qui fut reprise par la Ligue des droits et libertés devant nous :

    • L’article 2 : les définitions relatives aux gangs, actes de gangstérisme et biens « infractionnels » (fruits d’infractions); […]
    • L’article 17 : l’exclusion de la défense de contrainte pour certaines infractions, notamment la piraterie, l’infliction de lesions corporelles, le rapt, la prise d’otage, etc.;
    • L’article 21 : la participation à l’infraction de ceux qui aident ou encouragent, le complot;
    • L’article 22 : la participation de ceux qui conseillent la commission d’une infraction;
    • L’article 23 : la complicité après le fait;
    • L’article 24 : la tentative. […]

Enfin, les infractions relatives aux armes à feu et autres armes énoncées à la Partie III :

    • L’article 430 (2) : le méfait causant un danger réel pour la vie des gens, passible de l’emprisonnement à perpétuité;
    • L’article 431 : l’attaque contre les locaux officiels, les logements privés ou les moyens de transport d’une personne jouissant d’une protection internationale, passible de 14 ans d’emprisonnement;
    • L’article 433 et suivants : les crimes d’incendies;
    • L’article 495 : le pouvoir des agents de la paix de procéder à une arrestation sans mandat, lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que le prévenu a commis ou est sur le point de commettre une infraction.

On peut évidemment ajouter toutes les dispositions qui concernent les divers types d’homicides.[1]

Les experts juridiques Kent Roach et Craig Forcese avance un argument puissant dans un article de 2018 qualifiant la Liste des entités terroristes de «loi d’hier», et écrivant :

La liste exécutive soulève des doutes constitutionnels non résolus au Canada, ce qui fait craindre que le recours à la proscription puisse être plus problématique qu’il n’en vaut la peine. La liste a également été utilisée pour les particuliers, mais ces inscriptions au Canada ont déjà produit de faux positifs, peut-être en raison des lacunes quant à l’application régulière de la loi de ces listes d’inscription par l’exécutif. À bien des égards, la liste des groupes terroristes est donc la loi d’hier, problématique et d’une utilité marginale.[2]

Depuis 2002, notre coalition de 45 organisations canadiennes demande de mettre fin aux lois antiterroristes qui permettent l’utilisation de preuves secrètes et la tenue d’audiences secrètes. Les groupes juridiques et de défense des libertés civiles comme la BC Civil Liberties Association, la Canadian Civil Liberties Association, la Ligue des droits et libertés et l’Association du Barreau canadien ont tous dénoncé la Liste des entités terroristes, plusieurs réclamant son abolition, exposant dans de multiples mémoires au Parlement les façons dont les organisations violentes peuvent être tenues responsables tout en garantissant l’intégrité de notre système judiciaire.

Nous devons nous opposer fermement à la montée de la violence haineuse des suprémacistes blancs. Cependant, nous craignons que le recours à des moyens qui violent les droits fondamentaux ne continue d’alimenter les narratifs racistes et xénophobes de ces groupes. L’ajout d’un groupe suprémaciste à la liste n’effacera pas les torts causés par ces lois et minera la capacité de s’y opposer, alors qu’elles continueront d’être utilisées à des fins politiques qui alimentent le racisme et la xénophobie. À l’avenir, d’autres gouvernements pourraient facilement profiter de cette légitimation de la Liste des entités terroristes pour y ajouter des organisations qui s’opposent à leur intérêt politique, comme par exemple des organisations autochtones ou environnementales, ou pour la justice raciale. Et nous n’aurons alors plus la crédibilité de s’y opposer.

Il y a d’autres options, y compris des propositions fortes pour utiliser et améliorer les dispositions existantes du code pénal et la législation contre la haine, sans recourir aux lois antiterroristes.

Nous exhortons donc votre gouvernement à lutter contre la violence basée sur la suprématie blanche et la haine en se concentrant sur les lois et règlements qui augmentent la sécurité des personnes au Canada tout en protégeant leurs droits, et en refusant l’utilisation des lois antiterroristes telles que la Liste des entités terroristes.

Nous réitérons également notre appel de longue date à l’abolition de la Liste des entités terroristes, en faveur d’autres mesures interdisant les activités criminelles, les organisations criminelles et les crimes violents.

Nous vous remercions de prendre en considération nos préoccupations et serions heureux de discuter de cette question avec vous.

Cordialement,

Tim McSorley
Coordinateur national
Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles

 

[1] Comartin, J. et Serge Ménard. “Droits, restrictions et sécurité : Un examen complet de la Loi antiterroriste et des questions connexes – opinion dissidente sur la Loi antiterroriste,” Comité permanent de la sécurité publique nationale, 2007, 39e législature, 1re session, pp. 134-137. Disponible en ligne: https://www.noscommunes.ca/Content/Committee/391/SECU/Reports/RP2798914/sterrp07/sterrp07-f.pdf

[2] Craig Forcese et Kent Roach (2018), “Yesterday’s Law: Terrorist Group Listing in Canada,” Terrorism and Political Violence, 30:2, 259-277, DOI: 10.1080/09546553.2018.1432211 [traduction par la CSILC]

TÉLÉCHARGER LE PDF