Par Matthew Behrens
Après 20 ans à travailler avec la CSILC sur des enjeux qui révèlent le rôle insidieux du Canada dans la perpétration des pires violations des droits de la personne au 21e siècle, je demeure optimiste et plein d’espoir. Ma foi repose sur une leçon clé qui ne sera jamais assez apprise et que nous a rappelée le regretté résistant à la guerre David Dellinger : « Nous avons plus de pouvoir que nous le pensons ».
Cela effraie le secret appareil de sécurité d’État.
Bien que nous soyons à juste titre préoccupé⋅es par chaque nouvelle itération de lois répressives et leurs définitions de plus en plus élastiques de la légalité et de la moralité, nous concluons rarement que les agent⋅es de la terreur d’État imposent de telles lois parce qu’iels ont peur que nous inspirions des élans de démocratie et de résistance.
Cette peur se révèle dans les énormes ressources consacrées à la surveillance des mouvements sociaux par l’appareil de sécurité d’État. Pendant la résistance du début des années 1980 contre le nucléaire et les missiles de croisière, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) était sceptique face à l’apparition de manifestations spontanées, et sa recherche d’une cellule soviétique coordonnant l’ensemble du mouvement s’est révélée autant vaine que ridicule. Plus près d’aujourd’hui, lors des soulèvements prépandémiques de 2020, Jason Kenney, Justin Trudeau et John Horgan ont répété la même idée selon laquelle le mouvement de solidarité pour les droits des autochtones avait été « détourné » par des étranger⋅es malveillant⋅es.
La regrettée leader des droits civiques Ella Baker a déclaré un jour que son travail d’organisatrice « était de faire comprendre aux gens qu’ils avaient quelque chose en leur pouvoir qu’ils pouvaient utiliser, et que ce pouvoir ne pouvait être utilisé que si les gens comprenaient ce qui se passait et comment l’action de groupe pouvait contrer la violence ».
En 1973, la démocratie directe et la politique participative ont conduit les principaux détenteurices du pouvoir de la planète (incluant des membres du cabinet de Pierre Trudeau) à former la Commission trilatérale. Son rapport de 1975, intitulé La crise de la démocratie[1], contenait la conclusion frémissante selon laquelle, en cette époque tumultueuse, les mouvements sociaux provoquant de réels changements étaient les résultats d’un « excès de démocratie », qui devait être maîtrisé par le point de vue des élites selon lequel « le fonctionnement efficace d’un système politique démocratique exige habituellement un certain niveau d’apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes ».
La Commission trilatérale a conclu que les dangers pour la « démocratie », telle qu’elle la définissait, c’est-à-dire le fonctionnement sans problèmes de Wall Street et de Bay Street, ne venaient « pas principalement de menaces extérieures […] mais plutôt de dynamiques internes de la démocratie elle-même, dans une société hautement éduquée, mobilisée et participante. […] Les problèmes de gouvernance aux États-Unis aujourd’hui viennent d’un excès de démocratie. […] Il faut plutôt plus de modération dans la démocratie ».
Le fait que les agences d’État réclament toujours plus de secret et d’outils répressifs témoigne de leur peur des petits groupes comme nous, qui les mettent au pied du mur et qui remettent en question leur racisme, leurs exagérations des menaces et leur incompétence. Les agences de sécurité d’État n’ont pas vu de menace quand un convoi de suprémacistes blancs est venu pour renverser le gouvernement, parce qu’elles étaient trop occupées à essayer de trouver des liens impliquant des défenseur⋅es des terres autochtones, des musulman⋅es ou des pacifistes (elles partageaient aussi des informations dans les rues avec leurs adelphes suprémacistes blancs).
Il est constructif de réfléchir à nos victoires, aussi modestes soient-elles. Les certificats de sécurité ne sont plus utilisés parce que nous avons rendu politiquement impossible le fait de les utiliser. Un système utilisé avec continuité pendant des décennies a ainsi soudainement cessé. La décision Charkaoui de la Cour suprême du Canada en 2007 a été un précédent historique, grâce auquel des êtres humains stigmatisés, diabolisés, racialisés et sécurisés ont enfin vu une partie de leur humanité reconnue. Ils avaient désormais des droits garantis par la Charte comme le reste d’entre nous. C’était le résultat d’années d’organisation, tout en restant fidèle à nos principes.
Quelques années après Charkaoui, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) s’est plaint de notre rôle dans la transformation de ces hommes en « héros populaires ». Bien que cette campagne ait montré que nous pouvons sérieusement restreindre le pouvoir d’État, elle a aussi révélé comment l’hydre s’est dotée de quelques têtes supplémentaires, en utilisant les précédents des certificats de sécurité pour systématiquement intégrer les audiences secrètes dans le processus d’inadmissibilité pour les réfugié⋅es et immigrant⋅es.
Quand nous avons organisé une caravane anti-torture en 2008 pour soutenir Abdullah Almalki, Ahmad El Maati et Muayyed Nureddin, la GRC est passée à la vitesse supérieure. Étant donné que l’État surveille nos téléphones, il savait que l’un des hommes n’était pas certain de se joindre à la caravane. La veille de notre départ, cet homme a appris que sa mère à l’étranger avait été contactée par la police secrète et qu’on lui avait demandé pourquoi son fils pourrait vouloir se joindre à la caravane. Cet acte d’intimidation l’a tellement indigné qu’il s’est joint à la caravane pour un événement remarquablement réconfortant, alors que toute une communauté de personnes non ciblées nous a fourni un soutien attentionné pendant les semaines que nous avons passées sur la route.
Plus tard, nous avons appris que la GRC avait lancé un vaste projet de surveillance et d’enquête sur la caravane qu’elle avait qualifiée « d’acte criminel commis par des terroristes[2] ».
Étiqueter notre travail comme étant « terroriste » est un rappel que, malgré que le gouvernement, la GRC et le SCRS se soient engagés à ne jamais considérer les manifestations comme du terrorisme sur la base des lois antiterroristes du Canada, le faire demeure une procédure opérationnelle normalisée[3] au sein des agences de sécurité d’État du Canada, comme c’est le cas depuis longtemps avant même la Confédération. Ces engagements n’ont pas empêché la GRC de surveiller des groupes de défense des droits des autochtones, comme Idle No More, en tant que menaces présumées pour la sécurité dans le cadre du projet Sitka[4]. En effet, cette équation de la protestation avec le terrorisme est tellement incrustée dans la culture de la sécurité d’État que personne n’a même pensé à expurger cette phrase dans les documents de surveillance de la caravane.
En définitive, la CSILC et ses groupes membres montrent que la résistance fondée sur des principes et le refus de faire des compromis sur ce qui est juste font la différence. Beaucoup trop d’organisations répartissent encore les membres des communautés qu’elles prétendent représenter selon une dichotomie de type bon et mauvais musulman. Mais le refus d’avoir peur a marqué la CSILC avec Roch et Monia, ainsi que désormais avec Xan et Tim.
Je me souviens avec émotion d’une réunion d’introduction avec une personne qui avait subi une décennie d’horribles calomnies liées au terrorisme, alors qu’elle racontait son cas à Tim et Xan, ni l’un⋅e ni l’autre n’a sourcillé. Iels ont écouté, posé des questions et simplement demandé ce qu’iels pouvaient faire pour aider. Nous pouvons apprendre beaucoup de cela.
Matthew Behrens est un écrivain et défenseur de la justice sociale qui agit auprès des cibles de la répression de l’appareil de sécurité d’État.
Notes de bas de page
[1] Michel J. Crozier, Samuel P. Huntington and Joji Watanuki, “The Crisis of Democracy: Report on the governability of democracies to the Trilateral Commission,” New York University Press, 1975: https://ia800305.us.archive.org/29/items/TheCrisisOfDemocracy-TrilateralCommission-1975/crisis_of_democracy_text.pdf
[2] Matthew Behrens, “RCMP labels anti-torture caravan a ‘Criminal Act by Terrorists’,” rabble.ca, May 17, 2017: https://rabble.ca/columnists/rcmp-labels-anti-torture-caravan-criminal-act-terrorists/
[3] Alex Boutilier, “List of protests tracked by government includes vigil, ‘peace demonstration’,” The Toronto Star, March 29, 2015: https://www.thestar.com/news/canada/list-of-protests-tracked-by-government-includes-vigil-peace-demonstration/article_21d103f1-571f-511a-a332-29668ef8623e.html
[4] Matthew Behrens, “Trudeau’s Trumpishness bulldozes Indigenous rights,” rabble.ca, November 23, 2016: https://rabble.ca/columnists/trudeaus-trumpishness-bulldozes-indigenous-rights/
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