Par Alex Neve
Sans transparence ni responsabilité, les violations des droits de la personne sont pratiquement inévitables. Et sans examen ni contrôle efficace, la transparence et la responsabilité restent incertaines. Et ce, tout particulièrement dans le domaine de la sécurité nationale, où le secret est omniprésent.
Il était donc crucial que, dans le cadre du mandat de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, établie en 2004, le juge Dennis O’Connor soit chargé de formuler des recommandations pour la mise en place d’un mécanisme permettant l’examen indépendant et autonome des activités de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en matière de sécurité nationale. Dans son rapport, publié en décembre 2006, le juge a succinctement expliqué l’importance d’un tel mécanisme :
La confiance du public est particulièrement importante dans le contexte de la sécurité nationale, où de larges pans de l’activité policière doivent, pour des raisons légitimes, demeurer secrets. Dans une société libre et démocratique, la revendication du secret, même fondée, est susceptible de faire naître des préoccupations et des soupçons fort compréhensibles. En matière de sécurité nationale, le public doit être convaincu que des personnes indépendantes et respectées verront ce que lui-même ne peut voir et poseront les questions difficiles et éclairées que lui-même ne peut poser[1].
La nécessité d’un examen de la sécurité nationale s’est imposée dès le début de la campagne visant à libérer Maher Arar, détenu illégalement en Syrie. Après la libération de M. Arar, cette nécessité a été exacerbée par les inquiétudes croissantes quant au rôle joué par la police canadienne et les agences de sécurité nationale dans les violations des droits de M. Arar perpétrées par les autorités américaines, jordaniennes et syriennes.
Il est apparu très clairement que la famille de M. Arar n’avait aucun moyen de déposer une plainte susceptible d’être traitée de manière efficace et indépendante pendant la détention de M. Arar, au moment où il avait besoin d’assistance. Et il est apparu tout aussi clairement qu’aucun organisme n’était en mesure d’enquêter après coup, de fournir à M. Arar les réponses auxquelles il avait droit, et d’assurer le public que de telles injustices ne se reproduiraient pas.
C’est dans ce contexte que la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC) et d’autres organisations de défense des droits de la personne se sont intéressées à des questions jusque-là hors de leur champ d’intervention. Quels organismes ou processus d’examen ou de surveillance de la sécurité nationale existent au Canada? Sont-ils efficaces et dans quelle mesure? Quels en sont les angles morts? Et surtout, que peut-on faire pour renforcer l’examen et le contrôle de la sécurité nationale dans le pays?
Quelques constats ont émergé rapidement. Tout d’abord, les variations considérables et les nombreuses failles observées dans le mandat et les pouvoirs des organes de contrôle existants. C’était manifestement le cas de ce qui s’appelait alors la Commission des plaintes du public contre la GRC (CPP), qui avait très peu de pouvoir pour forcer la GRC à coopérer et à se conformer à la loi. Deuxièmement, il y avait d’importantes lacunes, notamment l’absence d’un organisme indépendant chargé d’examiner les activités de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui joue un rôle crucial dans les opérations de sécurité nationale. Troisièmement, il y avait le statu quo des organes d’examen spécifiques à chaque agence – la CPP pour la GRC[2], le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité pour le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et le commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications pour le CST. Résultat : des examens cloisonnés au moment où les organisations elles-mêmes adoptaient un fonctionnement de plus en plus coordonné, voire intégré.
Le juge O’Connor a recommandé une révision complète de l’examen de la sécurité nationale dans le pays, y compris des pouvoirs accrus pour les organismes d’examen, l’élargissement de l’examen indépendant à toutes les agences impliquées dans les opérations de sécurité nationale, et la création d’un comité intégré pour rassembler tous les organismes d’examen.
La CSILC a largement contribué à la Commission Arar, notamment en ce qui concerne l’étude des options pour l’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale. La CSILC a soumis des propositions judicieuses et a joué un rôle de premier plan dans la mobilisation d’autres organisations de défense des droits de la personne. Ce travail a, de toute évidence, influé sur les recommandations du juge O’Connor.
Mais il reste du pain sur la planche : c’est ce que la CSILC ne cesse d’observer depuis vingt ans. Les luttes pour la défense des droits de la personne dans l’univers de la sécurité nationale sont des luttes de longue haleine.
Le rapport du juge O’Connor a été publié en décembre 2006, mais il a fallu attendre onze ans pour que le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) soit institué, en 2017, et treize ans pour que la loi visant à créer l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) soit adoptée, en 2019.
La CSILC n’a pas faibli au cours de ces années et s’est employée avec diligence à maintenir la question de la réforme des processus de contrôle de la sécurité nationale sous les yeux du public, des médias et des parlementaires.
Il reste cependant une tâche inachevée, puisqu’il n’existe toujours pas d’organe d’examen indépendant chargé de surveiller l’ASFC. Il s’agit d’une lacune flagrante en matière d’examen indépendant des opérations d’application de la loi et de sécurité nationale au Canada. Sur ce point également, la CSILC a continué à faire pression. Le projet de loi C-20[3] est actuellement à l’étude à la Chambre des communes. S’il est adopté, l’actuelle Commission civile d’examen et de plaintes de la GRC sera remplacée par un nouvel organisme, la Commission d’examen et de traitement des plaintes du public, qui aura pour mandat d’examiner à la fois la GRC et l’ASFC.
Tous ces travaux se poursuivent. Le CPSNR et l’OSSNR sont encore relativement nouveaux. Le projet de loi C-20 n’a pas encore été adopté. Mais la CSILC a indéniablement joué un rôle clé dans le renforcement de l’examen de la sécurité nationale au pays.
Entre-temps, les personnes et les familles qui ont subi des préjudices dans le cadre des opérations de sécurité nationale du Canada sont toujours obligées de se tourner vers les tribunaux et les campagnes publiques de défense des droits pour obtenir les réponses, la reddition de comptes et les réparations auxquelles elles ont droit. C’est actuellement le cas, par exemple, de Hassan Diab, Abousfian Abdelarazik et d’une vingtaine de Canadien⋅nes abandonné⋅es dans des camps de détention dans le nord-est de la Syrie. Le rôle de la CSILC dans le soutien à ces personnes et à leur famille, et dans la coordination des campagnes menées par d’autres groupes et défenseur⋅es des droits de la personne a été et continue d’être crucial.
Bien qu’il reste beaucoup à faire, des progrès notables ont été réalisés au cours des vingt dernières années pour soutenir le principe fondamental voulant que les droits de la personne ne doivent pas être sacrifiés au nom de la sécurité nationale. Un contrôle fort, efficace et indépendant des organismes de sécurité nationale est essentiel pour prolonger les avancées dans la défense des droits de la personne. La CSILC a été l’un des fers de lance des gains obtenus et jouera sans aucun doute un rôle essentiel pour relever les nombreux défis qui subsistent.
Alex Neve est professionnel en résidence à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa et professeur auxiliaire de droit international des droits de la personne aux facultés de droit de l’Université Dalhousie et de l’Université d’Ottawa. Il a été secrétaire général de la branche anglophone d’Amnistie internationale Canada de 2000 à 2020.
Notes de bas de page
[1] Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale, décembre 2006, p. 539.
[2] La CPP a été remplacée par la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes en novembre 2014.
[3] LegisInfo, Projet de loi C-20 : Loi établissant la Commission d’examen et de traitement des plaintes du public et modifiant certaines lois et textes réglementaires.
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