Qu’ont signifié pour nous 20 ans d’injustice?

Mohamed Harkat (en premier plan) et Sophie Lamarche Harkat (au centre). Crédit: rabble.ca

Par Sophie Lamarche Harkat

L’article suivant relate en quelques mots la vie de Mohamed (Moe) Harkat et de Sophie Lamarche Harkat au cours des vingt dernières années.

10 décembre 2002. Journée internationale des droits de la personne. Arrestation soudaine de Moe devant notre immeuble, en plein jour, en vertu d’une loi bidon que personne ne connaissait ni ne comprenait. Tenues dans l’ignorance des allégations et des preuves secrètes. Un appel à mon travail m’annonce l’arrestation et la détention de Moe. Être sur le point de m’évanouir lorsque j’apprends que c’est lié au terrorisme. Ma mère se souvient encore de ma voix étranglée par la peur et la panique. Faire la une de tous les journaux nationaux, on parle de nous sur toutes les stations de radio et toutes les chaînes de télévision. Être dépeint comme la personne la plus maléfique de la planète. J’ai peur de ne plus jamais le revoir. J’ai peur qu’il soit déporté à tout moment.

Le stress de devoir trouver une avocate, alors que tout le monde refuse de défendre une affaire liée au terrorisme, et devoir verser un énorme acompte avant même qu’il se passe quoi que ce soit. Détention sans inculpation pendant trois ans et demi. Un an en isolement, aucun accès à l’air frais ou à l’extérieur pendant six mois. Des centaines d’heures d’attente pour enfin voir mon mari. Pas de Coran, et rien d’autre à lire au cours des premiers mois. Une douche par semaine, sans avoir accès à un rasoir. Se sentir comme un terroriste avant sa première comparution devant un tribunal parce qu’on ressemble à Ben Laden étant donné qu’on ne peut pas se raser. Lutte constante avec les gardiens de prison pour faire respecter ses droits les plus élémentaires. Conditions de détention inhumaines. Être humilié, rabaissé et pris pour cible par le personnel, de même que par les médias et le tribunal. Ne jamais savoir ce qui va suivre. Toujours maintenues dans l’ignorance totale. Ne jamais être accusé d’un crime. Seulement des allégations contre lesquelles vous ne pouvez pas vous défendre. Un informateur qui échoue un test de détecteur de mensonges et un autre qui a une liaison avec l’agente du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). D’innombrables heures passées au tribunal et la lecture de milliers de documents juridiques. Perdre toute confiance dans le système judiciaire.

Des années de notre vie gaspillées. Devoir quitter mon emploi au sein de la fonction publique, parce qu’iels ne sont pas à l’aise avec le fait que je sois devenue un personnage public qui s’exprime contre son propre gouvernement et dénonce les certificats de sécurité. Devoir emménager chez ma mère parce que je suis sans emploi et sans le sou. Devoir emprunter des milliers de dollars pour payer les frais juridiques. Mon mari kidnappé du centre de détention, où les conditions de vie comptent parmi les pires de l’histoire du Canada, pour être transféré secrètement, à bord d’un avion privé accompagné d’agentes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), vers Guantanamo Nord, une prison à Kitchener construite et destinée spécifiquement aux détenus des certificats de sécurité n’ayant jamais été inculpés. Iels qualifient cette prison d’idyllique, parce qu’on leur accorde le droit de porter leurs propres vêtements au lieu d’une combinaison orange, mais ils sont loin de leur famille, n’ont pas droit aux visites et sont obligés de revendiquer sans cesse le respect de leurs droits les plus élémentaires. Leur propre prison privée, mais sans aucun avantage. Tout le monde s’en fout!

Après trois ans et demi de détention, une bonne nouvelle arrive enfin. Moe est libéré sous caution, assigné à résidence, et il peut retrouver sa famille. Une heure après sa libération, nous regrettons déjà cette décision : assis autour d’une table, le superviseur de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) nous informe de notre nouvelle réalité. Les conditions les plus difficiles de l’histoire du Canada. Un bracelet GPS autour de la cheville qui restera en place pendant 7 ans et demi. Outre le bracelet, un imposant moniteur attaché à sa ceinture. Des caméras de surveillance à l’intérieur de la maison. Le tribunal a désigné une personne garante qui l’accompagnera en permanence, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je suis devenue la geôlière à plein temps de mon mari. Prisonnieres de notre propre maison. Interdiction de franchir la limite de la propriété. Les journalistes sautent la clôture pour prendre des photos. Moe panique parce qu’iels ne sont pas « préapprouvées » pour entrer en contact avec lui. Couvre-feu chez nous, interdiction de cuisiner seul au barbecue, obligation d’être en permanence relié à la hanche de la personne garante. Appels de l’ASFC au milieu de la nuit. Se rapporter par téléphone à l’ASFC. Les appels téléphoniques interceptés et le courrier systématiquement contrôlé. Chaque visiteurse et chaque membre de la famille (y compris ma grand-mère de 80 ans et mon neveu nouveau-né) doivent être approuvées à l’avance. Plusieurs agentes de l’ASFC garent leurs véhicules devant la maison ou dans notre allée pour nous surveiller. Nous avons droit à deux ou trois sorties préapprouvées par semaine, d’une durée maximum de quatre heures chaque, pour acheter du papier hygiénique, des médicaments et d’autres choses du même genre. Chaque rue, chaque route, chaque lieu doivent être approuvés à l’avance, et souvent refusés. On lui a refusé une sortie d’anniversaire parce qu’il y aurait des discours et que ce serait trop politique. Dans les bons jours, seule une demi-douzaine d’agentes de l’ASFC nous suit à l’épicerie, au restaurant et pendant que nous effectuons des tâches banales. Des agentes assises dans une voiture pendant des heures devant la maison de ma sœur alors que nous rendons visite à son nouveau-né. Des communications ininterrompues sur leurs walkies-talkies décrivant nos moindres faits et gestes. Entourées de plus de sécurité que le premier ministre. Toujours en uniforme, avec des gilets pare-balles et des armes… au cas où une personne âgée s’approcherait pour dire « bonjour ». C’est ce qui s’est passé une fois, et Moe a cessé de respirer, craignant de ne pas respecter les conditions qui lui étaient imposées. L’ASFC prend note de chaque achat. Passer un test Pap avec Moe assis pas loin de moi, parce qu’il ne doit jamais être laissé seul. Nous devons partager les toilettes publiques ou les vestiaires, car il ne doit jamais se retrouver seul.

On m’a qualifiée de « fougueuse » (plus d’une centaine de fois) lors des comparutions au tribunal parce que je me retournais pour leur jeter un regard mauvais ou que je respirais plus fort que d’habitude. Je ne peux pas pointer un doigt dans leur direction, car cela « met en péril leur sécurité ». J’ai tellement envie de leur crier dessus, mais je ne peux pas prendre ce risque, car je suis la principale garante de Moe, et sa « liberté » en dépend. Descente policière inattendue à notre domicile, alors que je suis sous la douche. Descente qui a duré plus de 6 heures impliquant au moins 13 agentes de l’ASFC, 2 agentes de la police provinciale de l’Ontario, 3 agentes de la GRC et des chiens renifleurs (de stupéfiants, d’argent et d’explosifs).

Une maison et des vies renversées simplement parce que l’ASFC pourrait « perdre ses pouvoirs » à tout moment. Ordinateur, textos et courriels surveillés, et la liste ne s’arrête pas là. Le fait de passer un feu jaune est considéré comme une infraction, car il s’agit d’un « mauvais comportement ». De simples demi-tours (virages en U) considérés comme suspects parce que nous ne sommes pas autorisées à emprunter des routes non approuvées. Des agentes de l’ASFC nous suivent lors de spectacles au Centre national des arts ou au cinéma, et prennent du bon temps, tout simplement.

Aujourd’hui encore, il est impossible pour Moe de trouver un emploi décent, car les agentes de l’ASFC aiment se garer à proximité pour surveiller ses moindres faits et gestes. Il doit toujours se rapporter en personne, 16 ans plus tard. Parfois, Moe aimerait mieux retourner en prison, car ce serait tellement plus facile pour tout le monde. Trois recours devant la Cour suprême qui ont été de véritables déceptions. Plusieurs gouvernements et ministres se sont succédé sans rien faire. Ils ont mis le dossier en veilleuse ou ont laissé traîner le processus. Tant de nuits blanches que nous avons cessé de compter.

Nous avons dû suspendre l’achat d’une maison parce que nous avons accumulé beaucoup de dettes judiciaires et que nous ne pouvons pas trouver d’emploi décent après avoir été diabolisées dans les médias pendant deux décennies. Mise en attente des voyages et de la découverte du monde. Moe n’a pas pu rendre visite à sa mère et à ses frères depuis plus de 35 ans. Fonder une famille tardivement parce que nous ne voulons pas que nos enfants vivent dans des conditions semblables à celles d’une prison. De multiples fausses couches et des problèmes de santé parce que nous vieillissons. Des problèmes de santé sans fin à cause du stress constant.

La menace de déportation au-dessus de nos têtes qui ne disparaît jamais. Perdre des membres de sa famille et des amies parce qu’iels préfèrent croire le gouvernement, même si les preuves n’existent pas ou sont gardées secrètes. En revanche, gagner des milliers de sympathisantes et de nouveaux amies qui croient en la justice sociale et en un procès équitable. Avoir des doutes sur le système judiciaire, mais continuer à espérer. Telle est notre vie depuis 20 ans.

Passez à l’action à iclmg.ca/fr/arretez-deportation-harkat et à justiceforharkat.com


Sophie Lamarche Harkat est devenue militante des droits de la personne du jour au lendemain le 10 décembre 2002. Depuis, elle se bat pour sauver son mari de la détention et de l’expulsion, pour obtenir justice et protéger les droits humains contre le régime des certificats de sécurité et l’appareil de la sécurité nationale du Canada. Au cours des 22 dernières années, son conjoint et elle ont vécu, et continuent de vivre, dans la noirceur et sous la menace de déportation.

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