Par Jen Moore
Il y a près de cinq ans, lorsque je travaillais à Mines Alerte Canada comme coordinatrice de programme pour l’Amérique latine, j’ai été déclarée « menace pour l’ordre public et la sécurité du Pérou » et interdite de séjour dans le pays pour une durée indéterminée. Mon crime, comme celui du documentariste américain John Dougherty, accusé des mêmes délits, était d’avoir organisé, en collaboration avec des associations péruviennes, la projection d’un film critiquant la société minière canadienne Hudbay dans les communautés affectées par sa mine de cuivre à ciel ouvert de Constancia. Le documentaire, intitulé Flin Flon Flim Flam, présente des témoignages critiques sur les activités de cette entreprise, du Manitoba au sud du Pérou.
Notre cas s’inscrit dans le contexte de contrôle social, répression et criminalisation[1] qui est celui, quotidien, des organisations et des communautés qui vivent et travaillent près de la mine de Constancia. La minière Hudbay a provoqué de nombreuses protestations en raison de la violation des ententes conclues avec les communautés et en raison des impacts environnementaux et sociaux de ses activités. Les manifestant⋅es ont été victimes de répression et de persécution légale aux mains de la Police nationale péruvienne qui, au moment de ces événements, avait un contrat de services de sécurité avec la société Hudbay. De tels contrats, courants au Pérou, font l’objet de vives critiques[2] parce qu’ils mettent la police au service des intérêts des entreprises privés et contribuent à amplifier la répression violente des manifestations légitimes, entraînant des morts et des blessé⋅es.
Notre cas s’inscrit dans une « attaque concertée » panaméricaine contre les défenseur⋅es de l’environnement et des terres, attaque qui vise à mettre au pas et à écraser les individus et les groupes dans divers pays de l’hémisphère où des progrès considérables ont été réalisés pour arrêter ou freiner l’expansion accélérée de cette industrie et les graves impacts sociaux et environnementaux qu’elle entraîne. C’est ce qu’on peut lire dans le rapport de 2015 de Mines Alerte Canada et de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC) intitulé Dans l’intérêt national?[3] Ce rapport montre comment la loi s’est progressivement retournée contre ces défenseur⋅es pour imposer un modèle destructeur d’extraction minière à des communautés et même à des pays entiers, souvent contre leur gré. À l’aide d’exemples du Pérou, du Mexique, du Guatemala, de l’Équateur et du Canada, le rapport montre également le rôle stratégique que joue le gouvernement canadien, par une assistance, une diplomatie et une politique commerciale qui facilitent l’expansion massive des intérêts miniers canadiens dans la région. Le Canada exporte hors de ses frontières la dépendance à l’industrie extractive, qui est le fondement même de l’État colonial canadien et qu’il perpétue encore.
Avant même notre arrivée au Pérou en avril 2017, la presse avait parlé contre nous de manière diffamatoire, nous dépeignant comme des agent⋅es de « sabotage » des opérations de Hudbay. Lors de projections communautaires, des policier⋅es et des représentant⋅es de Hudbay ont interrogé des membres de la communauté locale sur notre présence, tandis que d’autres policier⋅es surveillaient nos mouvements. Après une projection dans la ville de Cuzco, nous avons été détenu⋅es pendant quatre heures par plus de 15 agent⋅es de migration et policier⋅es en civil qui prétendaient devoir vérifier nos documents de voyage, mais qui cherchaient plutôt à nous interroger.
Le lendemain, samedi, le ministère de l’Intérieur a publié un communiqué dans lequel il déclarait que nous constituions une menace pour l’ordre public, nous accusait d’inciter les communautés à manifester violemment contre la mine de Hudbay et affirmait que les permis de l’entreprise étaient en règle. Craignant que les autorités n’inventent de fausses accusations et sachant que nous pourrions poursuivre la procédure judiciaire à distance, sur les conseils de nos avocat⋅es, nous avons quitté le Pérou. Le dimanche, les services de migration nous ont interdit l’accès au pays pour une durée indéterminée. Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous défendre et n’avons appris cette décision que des mois plus tard.
Les tribunaux péruviens ont depuis estimé que ces actions constituaient de graves violations de mes droits et que la décision d’interdire mon retour au Pérou était illégale et arbitraire. Une décision rendue en 2019 a en outre établi que la police et le ministère de l’Intérieur avaient agi avec partialité en raison du contrat de sécurité conclu entre Hudbay et la police nationale.
Malgré cela, et malgré que je sois citoyenne canadienne, défenseure des droits de la personne, travaillant à l’époque pour une organisation bénéficiant du soutien généreux d’importantes organisations juridiques et de défense des droits dans les deux pays, je n’ai pu compter sur aucun soutien significatif des autorités canadiennes, qui ont même été jusqu’à faire des déclarations fausses et trompeuses à des organes onusiens.
Participation canadienne à l’étouffement de l’affaire pour Hudbay
Un nouveau rapport du Justice and Corporate Accountability Project (JCAP)[4] analyse des centaines de pages de documents gouvernementaux obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information concernant la réaction du Canada avant, pendant et après notre détention. Le rapport évalue la réponse des autorités canadiennes à l’aune des propres lignes directrices du Canada pour le soutien des défenseur⋅es des droits de la personne, Voix à risque, et conclut à l’échec lamentable du gouvernement.
Si les autorités canadiennes n’ont donné aucune suite aux appels de Mines Alerte Canada (soutenus par de nombreuses organisations), elles ont dû néanmoins répondre aux lettres signées par quatre organismes des Nations Unies et trois organismes régionaux de défense des droits de la personne.
Dans sa lettre, l’ONU exprimait des inquiétudes pour ma sécurité et demandait des renseignements sur l’implication possible de Hudbay dans la criminalisation de nos activités. Il aura fallu trois mois aux autorités canadiennes pour répondre en évitant toutefois de se prononcer sur le respect ou non de leurs lignes directrices, Voix à risque. En ce qui concerne le rôle de l’entreprise, elles ont déclaré n’avoir eu « connaissance d’aucune preuve de l’implication de Hudbay Minerals dans les actions des autorités péruviennes quant à la détention et l’interrogatoire de Mme Moore ». Mais cette affirmation est à la fois trompeuse et fausse.
Dans toutes mes communications avec les autorités canadiennes, y compris dans des lettres détaillées appuyées par de nombreuses autres organisations, j’ai signifié que le personnel de Hudbay avait interrogé des membres de la communauté avant notre détention et j’ai attiré l’attention sur le contrat de l’entreprise avec les services de police qui, selon nous (et selon les tribunaux péruviens depuis lors), a conduit à des actions policières partiales contre John et moi. Les représentant⋅es de l’ambassade ont aussi examiné les publications d’organisations péruviennes sur les réseaux sociaux ayant fait des déclarations similaires. Sur cette base et conformément à leurs propres politiques, les autorités canadiennes auraient dû faire preuve de diligence raisonnable, mais rien ne prouve qu’elles l’aient fait. En outre, Duane McMullen, alors directeur général des opérations et de la stratégie commerciales d’Affaires mondiales Canada, a reçu un courriel d’un employé de Hudbay trois jours après notre détention. Cet employé a exprimé son soutien à la criminalisation de nos activités par le Pérou, ce qui aurait dû inquiéter les autorités canadiennes qui n’ont rien rapporté de tout cela dans leur réponse à l’ONU. Le JCAP conclut qu’en protégeant Hudbay et en retenant des renseignements, le Canada n’a pas seulement omis de coopérer avec le Rapporteur spécial, il a également sapé la capacité du Rapporteur à remplir son mandat et à prendre des mesures pour protéger une défenseure canadienne des droits de la personne.
Dans l’ensemble, les fautes ont été nombreuses et systémiques. Elles démontrent une fois de plus que la relation clientéliste que le Canada entretient avec l’industrie minière empêche le Canada de remplir ses obligations en matière de droits de la personne et l’empêche aussi d’entendre les défenseur⋅es de l’environnement et des terres qui demandent l’abandon d’une économie extractiviste qui cause tant de tort et les expose à des risques de plus en plus graves.
Jen Moore est désormais basée au Mexique où elle est chercheuse associée pour le projet sur l’exploitation minière et le commerce à l’Institute for Policy Studies.
Notes de bas de page
[1] MiningWatch Canada et al., “HudBay Operations in Peru and Guatemala: Violence and Repression Found to Result from Mining Company Contracts with State Security Forces,” MiningWatch Canada, November 28, 2019: https://miningwatch.ca/news/2019/11/28/hudbay-operations-peru-and-guatemala-violence-and-repression-found-result-mining
[2] EarthRights International, the National Coordinator of Human Rights in Peru and the Legal Defense Institute, “Report reveals contracts between Peru’s National Police and Extractive Companies,” EarthRights International, February 19, 2019: https://earthrights.org/media_release/report-contracts-perus-police-extractive-companies/
[3] CSILC et Mines Alerte Canada, “Dans l’intérêt national? Criminalisation des défenseurs des terres et de l’environnement dans les Amériques” CSILC, Août 2015 : https://iclmg.ca/fr/enjeux/dans-linteret-national-criminalisation-des-defenseurs-des-terres-et-de-lenvironnement-dans-les-ameriques-rapport/
[4] Charis Kamphuis, Charlotte Connolly, Isabel Dávila Pereira, Mariela Gutiérrez, Sarah Ewart, and Danielle Blanchard, “The Two Faces of Canadian Diplomacy: Undermining Human Rights and Environment Defenders to Support Canadian Mining,” Justice and Corporate Accountability Project, December 10, 2022: https://justice-project.org/2022/12/10/the-two-faces-of-canadian-diplomacy-undermining-human-rights-and-environment-defenders-to-support-canadian-mining/
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