La proposition du gouvernement visant à lutter contre les « préjudices en ligne » présente ses propres dangers

Par Tim McSorley

Au cours des deux dernières décennies, beaucoup d’entre nous en sommes venu×es à dépendre des plateformes en ligne pour répondre à nos besoins de base, communiquer, s’instruire et se divertir. En ligne, nous voyons le bon – l’accès à des informations autrement difficiles à trouver, la communication avec des êtres chers – et le mauvais. Le mauvais englobe des méfaits bien connus, notamment les discours haineux, le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, l’exploitation sexuelle de mineur×es, l’intimidation et l’incitation à la violence, ainsi que de nouvelles formes d’harcèlement et d’abus qui peuvent se répandre plus largement, et de nouvelles façons de diffuser des contenus préjudiciables et illégaux.

Plusieurs sites de médias sociaux se sont engagés à remédier ces méfaits. Toutefois, les modèles commerciaux axés sur la rétention de l’engagement de l’utilisateurice, peu importe le contenu, se sont avérés incapables d’y parvenir. Des études ont démontré que c’est dans leur intérêt commercial de continuer à diffuser des contenus controversés. Les chercheur×es ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui sont le plus censurées. Par ailleurs, des gouvernements à travers le monde ont utilisé le prétexte de la lutte contre les discours haineux et les contenus préjudiciables en ligne – tel que le « contenu terroriste » – pour censurer et réduire au silence des opposant×es, y compris des défenseur×es des droits humains.

Le gouvernement canadien promettait de s’attaquer à ce problème depuis 2019, en l’articulant explicitement autour de la lutte contre la « haine en ligne ». Le gouvernement a finalement publié sa proposition de lutte contre les préjudices en ligne fin juillet 2021, parallèlement à une consultation publique. Des inquiétudes ont immédiatement été soulevées quant à la tenue de la consultation en plein été, à l’approche d’élections imminentes. Lorsque les élections ont été convoquées quelques semaines plus tard, les tables rondes avec des représentant×es du gouvernement qui pouvaient répondre aux questions sur la proposition ont été annulées.

Si l’approche du gouvernement était mauvaise, la proposition elle-même était encore pire. Comme l’a décrite Daphne Keller, chercheuse en cyberpolitique, la proposition initiale du Canada était « une recension des pires idées dans le monde – celles que les groupes de défense des droits humains combattent dans l’UE, en Inde, en Australie, à Singapour, en Indonésie et ailleurs ».

La principale préoccupation de la Coalition pour la surveillance des libertés civiles (CSILC) à l’égard de l’approche du gouvernement concerne l’inclusion du « contenu terroriste ». Depuis 2001, nous avons vu comment l’application des lois antiterroristes a conduit à la violation des droits humains, notamment parce que sa définition peut être déformée à des fins politiques. Malgré cela, selon la proposition initiale du gouvernement, les entreprises de médias sociaux auraient été tenues d’identifier le contenu « terroriste » grâce à une surveillance de masse, d’agir sur tout contenu signalé par les utilisateurices dans les 24 heures sous peine de sanctions pouvant atteindre des millions de dollars, et de partager automatiquement des informations avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale, privatisant et élargissant la surveillance et la criminalisation des utilisateurices d’Internet. La proposition prévoyait même de nouveaux pouvoirs de mandat pour le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui iraient bien au-delà de la lutte contre les « préjudices en ligne ». C’était une recette pour davantage de profilage racial et politique, en particulier des musulman×es, des autochtones et d’autres personnes racisées, et pour la violation de leurs droits et libertés.

En février 2022, le ministère du Patrimoine a publié un rapport « Ce que nous avons entendu » dans lequel il reconnaissait bon nombre des préoccupations légitimes concernant l’approche du gouvernement. Ils ont annoncé un nouveau processus de consultation dirigé par un groupe consultatif d’expert×es qui examinerait ces préoccupations et proposerait des conseils sur l’approche que devrait adopter le gouvernement.

Divers groupes, dont la CSILC, ont continué de travailler ensemble pour répondre aux propositions du gouvernement et pour élaborer des idées sur la meilleure façon de lutter contre les « préjudices en ligne ». Nous avons publié des éditoriaux et rencontré des représentant×es du gouvernement et des député×es. En mars 2023, nous avons contribué à la rédaction d’un document de position collective sur les principes directeurs fondamentaux de toute future législation, y compris les « lignes rouges », qui a été envoyé au ministre du Patrimoine et partagé avec les critiques de l’opposition.

Près de deux ans après avoir partagé sa proposition initiale, fin mars 2024, le gouvernement a présenté le projet de loi C-63 visant à créer la Loi sur les préjudices en ligne. Le projet de loi s’est révélé controversé en grande partie parce qu’il prévoit également modifier le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne de manières qui soulèvent des préoccupations en matière de libertés civiles et de droits de la personne.

En ce qui concerne plus particulièrement les « préjudices en ligne », le plaidoyer de plusieurs, y compris la CSILC, ont donné lieu à un bien meilleur projet de loi que ce à quoi on aurait pu s’attendre en 2021. En particulier :

  • Bien qu’il inclue toujours sept catégories différentes de préjudices, il ne propose plus une approche simple et « universelle ».
  • Il n’y a aucune exigence explicite qui obligerait les plateformes à surveiller tout le contenu afin d’identifier et de supprimer les publications préjudiciables.
  • L’accent est principalement mis sur la réglementation des plateformes, sous la forme d’obligations de créer et de suivre des plans de sécurité en ligne, et non sur la surveillance de tous les utilisateurices.
  • À l’exception du contenu qui victimise sexuellement un enfant, il n’y a aucune obligation de signaler obligatoirement le contenu ou les utilisateurices à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ou au SCRS.
  • Il n’existe aucune proposition visant à créer de nouveaux pouvoirs de mandat pour le SCRS.
  • Les règles concernant la responsabilité, la transparence et la déclaration des plateformes sont plus strictes.

Cependant, de graves préoccupations subsistent :

  • La catégorie proposée de « contenu incitant à l’extrémisme violent ou au terrorisme » est, par nature, trop large et vague.
  • Étant donné qu’il existe un préjudice presque identique et plus spécifique pour les « contenus qui incitent à la violence », un préjudice axé sur le terrorisme est inutile et redondant.
  • Bien qu’il n’exige pas explicitement que les plateformes surveillent proactivement le contenu, le projet de loi n’interdit pas non plus de telles actions.
  • Les plateformes seraient tenues de conserver les données relatives aux publications présumées d’avoir incité à la violence, à l’extrémisme violent ou au terrorisme pendant un an, afin qu’elles soient à la disposition des forces de l’ordre si nécessaire pour une enquête.
  • La Commission de la sécurité numérique proposée, qui appliquerait les règles de la Loi sur les préjudices en ligne, se verrait accorder des pouvoirs incroyablement étendus avec une surveillance minimale.
  • Un manque de clarté autour des audiences et des enquêtes pourrait donner lieu à des accusations malveillantes de publication de « contenus terroristes » et à une incertitude quant aux recours lorsque du contenu est supprimé par erreur par les plateformes.

Il s’agit bien sûr d’un problème complexe, et il est plus facile de souligner les défauts que de développer des solutions concrètes. Cependant, il est clair que donner aux plateformes privées en ligne le pouvoir d’exercer une surveillance accrue et de supprimer des contenus non seulement ne résout pas le problème, mais entraîne plus de dommages. Les gouvernements doivent plutôt investir dans des solutions hors ligne pour combattre les racines du racisme, de la misogynie, du sectarisme et de la haine.

Il est tout aussi important que les gouvernements s’attaquent aux modèles économiques des plateformes de médias sociaux qui tirent profit de la surveillance et utilisent des contenus qui suscitent l’indignation et la division comme moyen d’augmenter l’engagement et de fidéliser le public. Tant qu’il y aura des profits à tirer de l’alimentation de ces préjudices, nous ne pourrons jamais répondre véritablement à ces problèmes.


Tim McSorley est le coordonnateur national de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC)

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