Par Monia Mazigh
Immédiatement après les attentats du 11 septembre, en décembre 2001, le Canada a adopté sa première législation antiterroriste, bien qu’il n’eût été touché à ce moment-là par aucune attaque terroriste.
Jamais une législation n’a été adoptée aussi rapidement que la Loi antiterroriste de 2001.
Vue de l’extérieur, la législation a été rédigée pour lutter contre le « terrorisme » et le prévenir. En réalité, la Loi antiterroriste ciblait principalement des individus et des groupes musulmans, mais aussi d’autres groupes considérés par les services de renseignement du Canada comme représentant une menace pour les intérêts politiques, sociaux ou économiques du Canada. Des ressources financières et humaines ont été détournées et augmentées pour espionner des musulman⋅es au travail, dans leurs lieux de culte et sur les campus universitaires.
Les musulman⋅es en sont venu⋅es à représenter « l’Autre » que les Canadien⋅nes devaient craindre ou soupçonner d’être violent⋅es ou enclin⋅es à la violence en raison de leurs croyances religieuses. Ce n’était pas le résultat d’études empiriques ou scientifiques, mais plutôt, puisque les auteurs des attentats du 11 septembre étaient musulmans, l’ensemble des musulman⋅es sont devenu⋅es coupables par « association ».
En 2002, trois hommes musulmans canadiens, Maher Arar, Abdullah Almalki et Ahmad Elmaati, ont été envoyés ou arrêtés à leur arrivée en Syrie et en Égypte, puis détenus et torturés à la demande et avec la complicité du gouvernement du Canada. Quelques années plus tard, un autre Canadien, Muayyed Nureddin, a connu le même sort tragique : il a été détenu, torturé et emprisonné à la demande du Canada. Il a fallu près de dix ans avant que le gouvernement du Canada reconnaisse ses torts. Toutefois, cela n’a pas empêché le Canada d’appliquer sa législation antiterroriste ni de continuer à arrêter et à condamner des musulman⋅es en vertu de cette législation. Jusqu’à présent, même si plusieurs non-musulmans ont commis des actes qui correspondent à la définition juridique du terrorisme au Canada, actes qui ont souvent fait beaucoup plus de victimes, comme la fusillade à la mosquée de Québec, les musulman⋅es représentent la quasi-totalité des personnes accusées et condamnées en vertu de cette législation antiterroriste, pour laquelle le seuil de culpabilité est plus bas que pour n’importe quel autre acte criminel.
Au cours des deux dernières décennies, plusieurs musulman⋅es canadien⋅nes ont été détenu⋅es à l’étranger par des régimes oppressifs qui ont utilisé la législation antiterroriste ou la soi-disant « guerre mondiale contre le terrorisme » pour justifier l’arrestation, l’emprisonnement et la réduction au silence d’opposant⋅es politiques ou de personnes opposées au régime. Le Canada s’est caché la tête dans le sable et n’a pratiquement pas levé le petit doigt pour aider ces personnes, jusqu’à ce que des campagnes publiques pour les faire libérer soient organisées par des familles, des ami⋅es et des militant⋅es des droits humains.
Ce fut le cas du citoyen canadien Abousfian Abdelrazik, qui a passé environ six ans au Soudan, d’abord en prison, puis à l’ambassade du Canada à Khartoum. À son retour, il a déclaré que le Service canadien du renseignement de sécurité
(SCRS) lui avait dit : « Le Soudan sera ton Guantanamo ». Le gouvernement du Canada a refusé de lui remettre un passeport canadien et a dressé plusieurs obstacles à son retour à la maison, menaçant même d’accuser toute personne ayant contribué à acheter son billet d’avion de soutenir financièrement une personne sur la liste des sanctions terroristes 1267 de l’ONU (alors même que le Canada avait demandé à l’ONU d’en retirer Abdelrazik). En fin de compte, un groupe de citoyen⋅nes canadien⋅nes a défié le gouvernement et a payé le billet d’avion d’Abdelrazik. Heureusement, personne n’a été accusé.
Benamar Benatta est un réfugié algérien qui est arrivé au Canada en provenance des États-Unis en 2001 après l’expiration de son visa. Il a demandé le statut de réfugié au Canada, mais parce qu’il avait été pilote dans l’armée algérienne, il a été l’objet d’un profilage racial et religieux. Les autorités du Canada l’ont remis aux autorités des États-Unis qui l’ont emprisonné pendant cinq ans, bien qu’il eût été disculpé de tout soupçon de terrorisme.
Après le printemps arabe de 2011, Khalid Al Qazzaz, un résident permanent musulman étudiant à Toronto, s’est rendu en Égypte pour travailler pour le président égyptien nouvellement élu. Il a été arrêté et détenu par l’armée après un coup d’État en 2013. Il a été interdit à son épouse canadienne et à leurs quatre enfants de revenir au Canada, leurs avoirs ont été gelés par les autorités égyptiennes et le Canada n’a guère fait pression sur les autorités égyptiennes afin qu’il revienne sain et sauf. Finalement, il a pu revenir au Canada après une campagne menée par des membres de sa famille et des groupes de la société civile.
L’homme d’affaires canadien Salim Alaradi a été enlevé, torturé et arbitrairement détenu par les Émirats arabes unis en 2014 en raison de ses liens commerciaux avec la Libye, ainsi que de l’influence et de l’ingérence politique des Émirats dans ce pays. Il a ensuite été libéré et est revenu au Canada en 2016.
En 2019, Yasser Albaz, un autre homme d’affaires canadien, a été arrêté en Égypte et emprisonné sans accusations jusqu’à ce qu’une campagne menée par sa famille et ses ami⋅es aide à le faire libérer et à le ramener chez lui en juillet 2020.
Si ces hommes n’avaient pas été musulmans, auraient-ils été arrêtés, incarcérés et torturés? Si ces hommes n’avaient pas été musulmans, le Canada serait-il resté silencieux et réticent à défendre leurs droits, ou pire, aurait-il été complice de la violation de leurs droits? Il suffit de penser à l’indignation du gouvernement canadien lors de l’arrestation des deux Michael par la Chine en 2018.
Pendant ce temps au Canada, en 2006, des hommes musulmans ont été arrêtés et accusés d’avoir planifié de faire exploser des camions piégés et d’attaquer le Parlement du Canada, le siège de la CBC et les bureaux du SCRS. Toronto 18 était un groupe de dix-huit hommes musulmans canadiens qui ont été arrêtés et accusés en vertu de la Loi antiterroriste. Sept ont plaidé coupable, trois adultes et un jeune ont été condamnés et libérés après quelques années, quatre adultes et deux jeunes ont été libérés après la suspension des accusations portées contre eux, et un jeune a vu les accusations contre lui être rejetées. Bien que le public ait su que le groupe avait été infiltré et incité à planifier ces attaques par un informateur travaillant pour un agent du SCRS en échange d’une rémunération, ces individus ont été présentés dans les médias comme des terroristes « d’origine intérieure » et sévèrement condamnés en conséquence.
Ensuite, en utilisant et en attisant la nouvelle campagne de peur autour de Daesh, l’ancien gouvernement Harper a adopté la Loi antiterroriste de 2015, anciennement connue comme l’infâme projet de loi C-51. Une fois de plus, cette loi viole les droits fondamentaux, en particulier ceux des musulman⋅es canadien⋅nes, notamment en accordant de nouveaux pouvoirs secrets au SCRS, en élargissant et en codifiant la liste des personnes interdites de vol, ainsi qu’en créant de vastes nouveaux pouvoirs en matière de partage d’informations.
Au cours des années suivantes, des musulman⋅es canadien⋅nes qui ont voyagé dans des zones militaires contrôlées par Daesh ont été automatiquement étiquetés comme terroristes. Iels n’ont pas eu droit à une procédure régulière et sont désormais détenu⋅es indéfiniment, dans des conditions proches de la torture et avec peu de possibilités de libération, incluant plusieurs enfants nés sur place.
Voilà à quoi ressemblait l’islamophobie pour moi au cours des vingt dernières années. Nous devons nous unir dans notre résistance et notre opposition à ces lois injustes et discriminatoires pour construire une société sans islamophobie.
Monia Mazigh est une universitaire, une autrice primée et une militante pour les droits humains. Elle a été coordonnatrice nationale de la CSILC en 2015 et 2016. moniamazigh.wordpress.com
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