Par Janet Dench
L’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs a sensiblement le même âge que la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC) et elle repose sur des bases similaires.
En décembre 2001, à la suite des attentats du 11 septembre, les gouvernements des États-Unis et du Canada ont signé la Déclaration sur la frontière intelligente et le plan d’action en 30 points visant à améliorer la sécurité de notre frontière commune, tout en facilitant le passage légitime des gens et des biens. L’un des points concernait l’Entente sur les tiers pays sûrs, conçue pour empêcher la plupart des personnes de déposer une demande d’asile à la frontière terrestre entre les États-Unis et le Canada. Les personnes en quête de protection contre les persécutions et qui présentaient une demande d’asile se voyaient donc assimilées à une menace pour la sécurité. Leur passage n’était donc plus considéré comme un « passage légitime de gens ».
L’Entente sur les tiers pays sûrs repose sur le principe selon lequel les réfugié⋅es doivent présenter leur demande dans l’un ou l’autre des deux pays où iels arrivent en premier, car ces deux pays sont soi-disant sécuritaires pour les réfugié⋅es. Bien que l’entente fonctionne dans les deux sens, il s’agit en fait d’empêcher les personnes qui se trouvent aux États-Unis de demander protection au Canada.
Le Conseil canadien pour les réfugiés, de même que de nombreuses organisations de défense des droits des réfugié⋅es, y compris la CSILC, ont toujours affirmé que, dans les faits, les États-Unis n’étaient pas un pays sûr pour l’ensemble des réfugié⋅es. Le recours généralisé à la détention, dans des conditions horribles, viole les droits de la personne et fait qu’il est extrêmement difficile pour les gens de présenter une demande d’asile. Il leur est souvent impossible de trouver un⋅e avocat⋅e, et iels se heurtent à des problèmes de communication élémentaires lorsqu’iels essaient de rassembler des preuves pour documenter leurs craintes d’être persécutées.
La loi étasunienne exige que les personnes déposent une demande d’asile dans l’année qui suit leur arrivée dans le pays. De nombreuses personnes ne savent pas à priori comment déposer une demande d’asile, ni même s’il est utile de le faire dans leur situation. Les femmes qui fuient les persécutions fondées sur le genre voient souvent la porte des réfugié⋅es se refermer sur elles aux États-Unis. Bien que les règles aient changé à plusieurs reprises au cours des deux dernières décennies, les femmes n’ont jamais bénéficié d’une protection cohérente et adéquate en raison de l’interprétation très étroite que font les États-Unis de la définition du terme « réfugié⋅e ».
Pour toutes ces raisons, en 2005, le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnistie internationale Canada et le Conseil canadien des Églises ont lancé une contestation juridique relative à l’Entente sur les tiers pays sûrs. En 2007, la Cour fédérale a soutenu la contestation, mais la décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale, et la Cour suprême du Canada a refusé d’entendre l’appel.
Lorsque l’administration Trump est arrivée au pouvoir en introduisant immédiatement des mesures consternantes, comme le « décret antimusulman », beaucoup espéraient que le gouvernement canadien, qui se targuait d’accueillir des réfugié⋅es, serait finalement contraint de conclure que les États-Unis ne pouvaient plus être considérés comme un pays sûr pour les réfugié⋅es. Mais comme nous l’avons découvert plus tard grâce à certaines révélations dans le cadre d’un litige, le gouvernement canadien n’avait établi aucune norme minimale en deçà de laquelle il aurait dû se retirer de l’entente. Le gouvernement a donc continué à prétendre que les États-Unis étaient un pays sûr pour les réfugié⋅es.
En 2017, ces trois mêmes organisations ont lancé une nouvelle contestation judiciaire, aux côtés d’une courageuse Salvadorienne et de ses enfants (d’autres personnes se sont jointes à leur cause par la suite). Cette affaire a suivi à peu près le même parcours que la première fois : la Cour fédérale a confirmé notre contestation, estimant que les conditions de détention aux États-Unis violaient la Charte canadienne des droits et libertés, puis, une fois de plus, la Cour d’appel fédérale a annulé la décision.
La deuxième fois, cependant, la Cour suprême a accepté d’entendre l’affaire! Des milliers de pages de preuves et d’arguments sont maintenant devant la Cour, qui a tenu son audience en octobre 2022. À l’heure où j’écris ces lignes, nous attendons la décision de la Cour suprême[1].
Entre-temps, en 2022, plus de 30 000 personnes sont entrées au Québec par le chemin Roxham qui n’est pas un poste-frontière officiel. Elles ont été arrêtées et leur cas a été traité. Elles ne voulaient pas traverser de manière irrégulière, mais ce passage leur permettait de présenter une demande d’asile au Canada, car jusqu’à tout récemment, l’Entente sur les tiers pays sûrs ne s’appliquait pas entre les points d’entrée officiels.
En mars 2023, le Canada et les États-Unis ont élargi l’Entente sur les tiers pays sûrs pour qu’elle s’applique également entre les points d’entrée officiels. Cela ne mettra pas fin aux passages irréguliers. Au contraire, cela les rendra encore plus irréguliers, dangereux et clandestins. On peut s’attendre à ce qu’un nombre croissant de personnes soient blessées ou meurent, en tentant des itinéraires risqués pour franchir la frontière, y compris en plein hiver. Des passeurs sans scrupules profiteront de l’occasion pour gagner de l’argent sur le dos des personnes désespérées.
Le fait que l’entente révisée exige que les personnes présentent une demande d’asile dans les 14 jours suivant leur entrée au Canada signifie qu’elles peuvent être sous le contrôle de passeurs pendant ces deux semaines, vulnérables aux abus, sachant pertinemment que si elles fuient les passeurs, elles perdront la possibilité de présenter une demande d’asile.
Loin de renforcer la sécurité aux frontières, l’entente compromet la sécurité de toustes. Elle favorise le franchissement irrégulier de la frontière et expose les personnes en quête de sécurité à des risques beaucoup plus grands. Il faut mettre fin à cette entente.
Janet Dench a été directrice générale du Conseil canadien pour les réfugiés jusqu’en décembre 2022.
Note de bas de page
[1] Amnistie internationale Canada, Conseil canadien pour les réfugiés et Le Conseil canadien des Églises, « L’arrêt de la Cour suprême concernant l’Entente sur les tiers pays sûrs n’est pas à la hauteur des droits des réfugiés, mais offre un certain espoir », CCR, 16 juin 2023.
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