Par Patricia Poirier
Le 18 juin 2008, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC) lançait le projet d’échange d’informations sur les contrôles frontaliers et les atteintes à la liberté et aux droits des voyageur⋅ses. Cette date marquait le premier anniversaire de l’entrée en vigueur de la liste canadienne des personnes interdites de vol ou du Programme de protection des passagers. Le projet a analysé les pratiques de contrôle frontalier utilisées pour filtrer les voyageur⋅ses dans les aéroports canadiens et aux postes-frontières entre le Canada et les États-Unis. Il s’agissait également d’étudier l’impact de ces pratiques sur la vie privée, les libertés civiles et les droits humains des personnes vivant au Canada, qu’il s’agisse de citoyen⋅nes, d’immigrant⋅es reçu⋅es ou de demandeur⋅ses d’asile.
Nous avons été témoins d’un nombre croissant d’incidents frontaliers, ainsi qu’un changement dans leur nature, parallèlement à l’instauration de la liste des personnes interdites de vol et la connexion en temps réel des bases de données et des listes de surveillance des forces de l’ordre du Canada et des États-Unis. Le profilage racial et religieux et le ciblage des musulman⋅es et des membres des communautés arabes, bien documentés, s’étendent maintenant à d’autres groupes, notamment aux universitaires et aux activistes pour les syndicats, pour la paix, et pour la justice.
La liste de personnes interdites de vol constitue la mesure la plus visible résultant directement des efforts croissants d’intégration des systèmes de sécurité du Canada et des États-Unis dans le cadre de la Déclaration sur la frontière intelligente de 2001, suivie du Partenariat pour la sécurité et la prospérité en 2005. Ces efforts ont inclus le programme NEXUS, le Centre national d’évaluation des risques, l’Initiative d’identification des voyageurs à risque élevé et les Équipes intégrées de la police des frontières.
En décembre 2011, le Canada et les États-Unis ont dévoilé l’entente « Par-delà la frontière » et ont discrètement commencé à implanter certaines mesures en vue d’établir un périmètre de sécurité nord-américain. Il s’agissait notamment d’étendre les programmes des voyageur⋅ses fiables et de renforcer la coopération intégrée en matière d’application de la loi et d’échange d’informations, ce qui a soulevé de multiples inquiétudes en matière de protection de la vie privée.
De concert avec plusieurs de nos membres et partenaires – la British Columbia Civil Liberties Association, l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, le Congrès du travail du Canada, le Syndicat canadien de la fonction publique et la Ligue des droits et libertés – nous souhaitions obtenir des informations de première main. Ceci dans le but d’étayer notre travail de sensibilisation et d’attirer l’attention du grand public sur les questions relatives aux listes de surveillance. Le projet a combiné recherche, analyse politique et les récits de voyageur⋅ses ayant été interdit⋅es de vol, intercepté⋅es ou détenu⋅es. Sur une période de deux ans, nous avons déposé des demandes d’accès à l’information et avons rencontré des responsables du gouvernement, le Commissaire à la protection de la vie privée du fédéral et plusieurs commissaires des provinces, ainsi que leurs équipes.
Nous avons recensé et analysé d’innombrables rapports provenant des deux côtés de la frontière concernant le nombre vertigineux d’ententes, de mesures, de programmes ou de bases de données de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), de l’Administration canadienne de la sûreté du transport aérien, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), de Transports Canada et du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Afin de déterminer l’impact de ces différents programmes et réglementations sur les voyageur⋅ses, nous avons mis en place un site Web et un numéro de téléphone gratuit où les gens pouvaient rapporter leurs démêlés avec les compagnies aériennes, les responsables des transport et les autorités frontalières. Les informations recueillies sont restées confidentielles sauf si les participant⋅es acceptaient d’être identifié⋅es. Plus de 70 histoires ont ainsi été recueillies.
En février 2010, à la veille de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, nous avons publié le rapport final[1] de 55 pages. Ce document tombait à point nommé, car plusieurs signalements faisaient état de visiteur⋅ses interrogé⋅es et détenu⋅es à leur arrivée à l’aéroport local ou à la frontière entre le Canada et les États-Unis. Les militant⋅es pour la liberté d’expression ont été particulièrement visé⋅es, notamment la célèbre journaliste et présentatrice américaine Amy Goodman. Notre rapport énumère le nombre croissant de bases de données et de listes utilisées pour surveiller les voyageur⋅ses nord-américain⋅es. On y décrit comment les informations sont collectées, triées, recoupées, stockées et partagées entre les agences gouvernementales des deux côtés de la frontière, et avec d’autres gouvernements.
Depuis le 11 septembre 2001, l’identification, l’évaluation et l’atténuation des risques sont au cœur des pratiques de gestion des frontières. L’ASFC a déjà reconnu que son objectif était de créer une « frontière virtuelle » qui soit la plus proche possible de la source de risque, sans égard à la frontière physique traditionnelle.
Voici les principales constatations qui ressortent de notre rapport :
- Le profilage racial et religieux existe bel et bien à la frontière canado-étasunienne;
- Il existe un réel risque d’abus et de violation des droits des voyageur⋅ses en raison des pouvoirs discrétionnaires et arbitraires accordés aux agent⋅es de l’ASFC;
- La plupart des gens ne sauront jamais pourquoi ils sont ciblés;
- Il n’existe aucun mécanisme de recours fiable pour les passager⋅es qui, à plusieurs reprises, sont interrogé⋅es, détenu⋅es et soumi⋅ses à un contrôle supplémentaire à l’aéroport, ou pour les individus arrêtés ou refoulés « aléatoirement » à la frontière;
- Un grand nombre d’entre eulles, en particulier des musulman⋅es, ont déclaré qu’iels ne voyageaient plus à l’extérieur du Canada par crainte d’être ciblé⋅es, le calvaire de Maher Arar étant encore bien présent à leur esprit;
- L’absence de mécanisme de recours digne de ce nom a exacerbé les risques d’abus et de violation des droits garantis par la Charte, notamment les droits à la vie privée, à la mobilité et à l’égalité.
La CSILC a alors recommandé certaines mesures au gouvernement et aux parlementaires qui avaient pratiquement ignoré la question de la liste des personnes interdites de vol depuis sa création, notamment les suivantes :
- Le gouvernement doit reconnaître que le profilage racial et religieux est un facteur déterminant dans la manière dont les individus sont traités, interdits de vol et fichés sur diverses listes de surveillance. Il doit revoir ces pratiques inconstitutionnelles qui violent la Charte canadienne des droits et libertés;
- La liste d’interdiction de vol (qui a plus tard été élargie par l’imposition du programme étasunien Secure Flight aux compagnies aériennes canadiennes) doit être réexaminée par le Parlement en fonction de la Charte en raison du non-respect de la procédure régulière et de l’absence de contrôle judiciaire;
- Compte tenu des pouvoirs discrétionnaires et arbitraires de l’ASFC et de l’absence de tout mécanisme d’imputabilité, un organisme de contrôle indépendant doit être constitué, comme l’a recommandé en 2006 le juge O’Connor, lors de son enquête sur le cas de Maher Arar;
- Le Parlement doit se pencher sur les préoccupations relatives à la protection de la vie privée et au déploiement de la biométrie et autres technologies ciblant les voyageur⋅ses.
Enfin, notre rapport prévoyait à juste titre que la situation serait aggravée par l’Accord sur le périmètre de sécurité nord-américain (conclu en décembre 2009) qui établit un dispositif harmonisé de protection des frontières et de sécurité nationale pour l’ensemble du Canada et des États-Unis.
En août 2022, la Cour fédérale a confirmé la constitutionnalité de la liste des personnes interdites de vol, tout en reconnaissant qu’elle portait atteinte aux droits à la mobilité, atteinte qui serait toutefois justifiée. La Cour a déclaré : « Assurer la sécurité du transport aérien et limiter les déplacements aériens à des fins terroristes implique nécessairement une certaine atteinte aux droits de mobilité ». Nous nous élevons contre cette décision.
La CSILC continue de lutter pour l’abolition de la liste canadienne des personnes interdites de vol, la fin de la conformité du gouvernement canadien au programme étasunien Secure Flight et la mise en place d’un organisme indépendant chargé d’examiner les plaintes contre l’ASFC.
Patricia Poirier est une ancienne journaliste qui s’est consacrée aux questions touchant les droits de la personne, la justice et la protection de la vie privée à titre de chercheurse et consultante en communications à Ottawa, Moscou, Jérusalem et Montréal où elle est bénévole.
[1] CSILC et al., Rapport de recherche sur les contrôles frontaliers et les atteintes à la liberté et aux droits des voyageurs, CSILC, février 2010.
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